— Un petit moment ? Miséricorde ! Avec eux, un petit moment peut signifier des heures ! Ils ne se sont pas vus depuis six mois !
Arcadius, cependant, se trompait. A peine Marianne avait-elle laissé l’amour submerger ses craintes et ses irrésolutions qu’elle l’avait regretté. En apercevant l’homme qu’elle aimait, elle n’avait pas pu retenir l’élan qui, tout naturellement, l’avait jetée dans ses bras, un élan auquel, bien entendu, il avait répondu avec passion... trop de passion même ! Et, tandis qu’il l’emportait, escaladant les marches deux à deux et refermant violemment sur eux la porte de l’appartement, dans sa hâte de s’isoler avec elle, Marianne avait brusquement retrouvé toute sa tête, si délicieusement perdue l’instant précédent.
Elle savait ce qui allait se passer : dans une minute, Jason, en plein délire amoureux, allait la jeter sur son lit, dans cinq minutes, peut-être moins, il l’aurait dévêtue et elle serait sienne bien peu de temps après, sans qu’il soit possible d’arrêter le tendre ouragan qui allait s’abattre sur elle...
Or, quelque chose en elle venait de se révolter, quelque chose dont elle n’avait pas eu encore conscience et qui était la profondeur de son amour pour Jason. Elle l’aimait au point de refuser le désir, violent cependant, qu’il lui inspirait. Et, dans l’espace d’un éclair, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas, qu’elle ne devait pas lui appartenir tant que ne serait pas dissipé le doute qui l’habitait, tant que ne serait pas levée la révoltante hypothèque prise sur son corps par Damiani !
Certes, si une vie obscure commençait à se former dans le secret de son être, il serait commode, facile même, de s’arranger pour en faire endosser la paternité à son amant. Avec un homme aussi ardent et aussi épris, même une sotte y parviendrait aisément ! Mais si Marianne refusait d’avouer la vérité sur ses six semaines de disparition, elle refusait plus farouchement encore de faire de Jason une dupe... et la pire de toutes ! Non ! Tant qu’elle n’aurait pas acquis une certitude absolue, elle ne devait pas le laisser la reprendre ! A aucun prix ! Sinon ils s’enliseraient tous deux dans un mensonge dont, toute sa vie, elle demeurerait captive ! Mais, Dieu que cela allait être difficile !
Tandis que, debout au milieu du salon, il avait un instant cessé de l’embrasser pour s’orienter, chercher la porte de sa chambre, elle glissa de ses bras et d’une souple torsion de ses reins, se remit debout.
— Mon Dieu, Jason ! Tu es fou !... et je crois bien que je le suis autant que toi.
Elle se dirigeait vers un miroir pour relever ses cheveux qui croulaient dans son dos, mais, tout de suite, il l’y rejoignit, l’enveloppa de nouveau d’une chaude étreinte et, les lèvres dans ses cheveux, se mit à rire :
— Mais je l’espère bien ! Marianne ! Marianne ! Voilà des mois que je rêve de cette minute... celle où, pour la première fois, je serai enfin seul avec toi !... Nous deux... toi et moi !... sans rien d’autre entre nous que notre amour ! Ne crois-tu pas que nous l’avons bien mérité ?
Sa voix chaude, si facilement ironique cependant, se faisait rauque tandis qu’il écartait ses cheveux pour baiser sa nuque. Marianne ferma les yeux, troublée et déjà au supplice.
— Nous ne sommes pas seuls ! murmura-t-elle en se dégageant de nouveau. Il y a Jolival... et Agathe... et Gracchus qui peuvent entrer d’un instant à l’autre ! C’est presque un lieu public, cet hôtel ! Ne les as-tu pas entendus applaudir dans l’escalier ?
— Qu’importe ? Jolival, Agathe et Gracchus savent depuis longtemps à quoi s’en tenir sur nous deux ! Ils comprendront que nous ayons envie d’être l’un à l’autre, sans plus attendre !
— Eux, oui !... mais nous sommes chez des étrangers et je dois respecter...
Tout de suite, il se rebella, sarcastique et, sans doute, déçu :
— Quoi ? Le nom que tu portes ? Il y avait longtemps que je n’en avais entendu parler de celui-là ! Mais si j’en crois ce que m’a appris Arcadius, tu aurais tort de faire de la délicatesse avec un mari capable de te séquestrer ! Marianne !... Je te trouve bien sage, tout à coup ? Que t’arrive-t-il ?
L’entrée de Jolival dispensa Marianne de répondre, tandis que Jason fronçait les sourcils, trouvant sans doute intempestive cette entrée qui donnait raison à la jeune femme.
D’un coup d’œil, Jolival embrassa la scène, vit Marianne qui se coiffait devant une glace et, à quelques pas, Jason visiblement mécontent et qui, les bras croisés, les regardait l’un après l’autre en se mordant les lèvres. Son sourire, alors, fut un chef-d’œuvre d’aménité et de diplomatie paternelle :
— Ce n’est que moi, mes enfants, et, croyez-le, tout à fait désolé de troubler ce premier tête-à-tête. Mais le lieutenant Benielli est là. Il insiste pour être reçu dans l’instant.
— Encore ce Corse insupportable ? Que veut-il ? gronda Jason.
— Je n’ai pas pris le temps de le lui demander, mais il se peut que ce soit important.
Vivement, Marianne revint à son amant, prit sa tête entre ses mains et, posant ses lèvres sur les siennes un court instant, intercepta sa protestation.
— Arcadius a raison, mon amour. Il vaut mieux que nous le voyions. Je lui dois beaucoup. Sans lui, à cette heure, je serais peut-être noyée dans l’eau du port. Voyons au moins ce qu’il veut nous dire.
Le remède fut miraculeux. Le marin se calma aussitôt.
— Au diable l’importun ! Mais, puisque tu le désires... Allez chercher ce poison, Jolival !
Tout en parlant, Jason se détournait, rajustant l’habit bleu sombre à boutons d’argent qui sanglait son corps maigre et musclé, et s’éloignait vers la fenêtre près de laquelle il se posta, les mains nouées dans le dos et le tournant résolument au visiteur indésirable.
Marianne l’avait suivi des yeux avec tendresse. Elle ne connaissait pas la raison de cette antipathie de Jason envers son garde du corps, mais elle connaissait suffisamment Benielli pour deviner qu’il ne lui avait sans doute pas fallu beaucoup de temps pour amener l’Américain à un sérieux degré d’exaspération. Néanmoins, respectant sa visible volonté de ne pas se mêler à l’entretien, elle se disposa à recevoir le lieutenant dont l’entrée et le salut saccadé eussent reçu l’approbation du plus pointilleux chef d’état-major.
— Avec la permission de Votre Altesse Sérénissime, je suis venu, Madame, prendre congé. Dès ce soir, je rejoins Monsieur le duc de Padoue. Puis-je lui annoncer que toutes choses sont désormais rentrées dans l’ordre et que votre voyage vers Constantinople est heureusement commencé ?
Marianne n’eut pas le temps de répondre. Derrière elle une voix glaciale déclarait :
— J’ai le regret de vous dire qu’il n’est pas question que Madame se rende à Constantinople. Elle embarquera demain avec moi pour Charleston où elle pourra oublier, j’espère, qu’une femme n’est pas faite pour jouer les pions sur un échiquier politique ! Vous pouvez disposer, lieutenant !
Abasourdie par la brutalité de cette sortie, Marianne regarda tour à tour Jason, pâle de colère, et Jolival qui mâchait sa moustache, l’air embêté.
— Est-ce que vous n’aviez rien dit, Arcadius ? Je pensais que vous auriez prévenu M. Beaufort des ordres de l’Empereur ? remarqua-t-elle.
— Je l’ai fait, ma chère, mais sans beaucoup de succès ! En fait, notre ami n’a rien voulu entendre sur ce sujet et j’ai préféré ne pas insister, pensant que vous sauriez le convaincre infiniment mieux que moi.
— Pourquoi, alors, ne pas m’avoir avertie tout de suite ?