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— Tant pis ! Disons, si vous voulez, que je joue ma vie à quitte ou double. Dans un peu plus d’une semaine, si tout va bien, nous serons à Constantinople. Là, je ferai ce qu’il faut. Jusque-là, j’essaierai de tenir...

Avec un soupir résigné, Jolival quitta sa chaise et vint jusqu’à Marianne. Prenant son visage entre ses mains, il déposa un baiser paternel sur le front que barrait un pli buté.

— Peut-être avez-vous raison ! fit-il. Je n’ai pas le droit de vous contraindre. Et... bien sûr, vous n’accepteriez pas la suggestion... que je me charge de cette désagréable explication qui vous fait si peur ? Jason a de l’amitié pour moi et de l’estime : je serais étonné qu’il ne me croie pas...

— Il croira surtout que vous m’aimez beaucoup, que vous me défendez contre vents et marées... et que je vous ai fait avaler une énorme couleuvre ! Non, Arcadius ! Je refuse... mais je vous remercie du fond du cœur.

Il s’inclina avec un petit sourire triste et regagna sa chambre tandis que Marianne entamait une nuit d’insomnie hantée contradictoirement par l’angoisse des jours à venir et par l’étrange douceur gardée de la nuit précédente. La plénitude des sensations qu’elle avait tirées de cet instant inouï, hors du temps et hors de toute réalité, l’habitait encore assez pour lui restituer une sorte de joie intime exempte de tout sentiment de honte ou de fausse pudeur. Entre les bras de cet homme sans visage, elle avait connu un moment d’une exceptionnelle beauté, et qui était beau justement parce qu’elle ignorerait toujours l’identité de son amant d’une heure...

Mais quand, le lendemain, accoudée à la lisse de la « Sorcière », Marianne regarda les maisons blanches de Corfou et sa vieille forteresse vénitienne se fondre dans la brume dorée du matin, elle ne put s’empêcher de donner encore une pensée à celui qui s’y cachait, perdu dans cette masse de rochers et de verdure mais qui, peut-être, reviendrait parfois jeter ses filets, ou amarrer sa barque à cette petite crique où, pour une Léda inconnue, il avait réincarné un instant le maître des dieux.

8

AU LARGE DE CYTHÈRE...

Depuis deux jours, la « Sorcière » escortée de la « Pauline » et de la « Pomone » descendait vers le sud.

Les trois navires avaient doublé sans encombre les possessions anglaises de Céphalonie et de Zante et croisaient maintenant au large des côtes de Morée, assez à l’écart pour éviter les flottilles du pacha.

Il faisait un temps superbe. Sous le soleil, les vagues bleues de la Méditerranée brillaient comme un manteau de fée. Grâce à la brise soutenue qui gonflait les grandes voiles carrées, la chaleur n’était pas trop pénible et les trois coureurs des mers, portant majestueusement toute leur toile blanche et leurs pavillons aux couleurs vives qui claquaient joyeusement à la corne des mâts, avançaient à bonne allure.

L’ennemi se tenait tranquille, les vents et la mer étaient on ne peut plus favorables et, pour les pêcheurs qui, en relevant leurs casiers, regardaient passer ces grandes pyramides blanches, les deux frégates et le brick offraient une image de grâce et de sereine puissance.

Pourtant, sur le bateau américain, tout allait mal.

D’abord, comme l’avait prédit Jolival, Marianne était malade. Depuis que l’on avait franchi le canal sud de Corfou et gagné la haute mer, la jeune femme avait dû regagner sa cabine et n’en avait plus bougé. Malgré la douceur de la mer, elle demeurait étendue sur sa couchette, endurant la torture au moindre mouvement du navire et souhaitant cent fois être morte.

L’odeur vague qui flottait toujours à l’intérieur et qu’elle jugeait maintenant intolérable n’arrangeait rien. Uniquement réduite à l’état de chair souffrante, Marianne vivait noyée dans l’univers atroce d’un mal de mer que rien ne justifiait, incapable de mettre deux pensées bout à bout. Une idée, cependant, la hantait, une seule mais tenace et immuablement fixe : ne pas laisser Jason franchir le seuil de sa cabine.

A Agathe, épouvantée de voir dans cet état une maîtresse douée normalement d’une santé à toute épreuve, Marianne s’était décidée à dire la vérité. Elle avait toute confiance en sa camériste qui lui avait toujours montré un dévouement absolu et, dans les circonstances présentes, elle avait désespérément besoin d’une aide féminine. Et Agathe s’était aussitôt montrée à la hauteur de cette confiance.

Instantanément la jeune fille étourdie, coquette et timorée, s’était muée en une sorte de dragon, un cerbère d’une vigueur parfaitement inattendue dont Jason avait pu, le premier, faire l’expérience quand le soir, après le départ de Corfou, il était venu gratter à une porte qu’il espérait accueillante. Au lieu de l’Agathe souriante, déférente et gentiment complice qu’il s’attendait à trouver, il avait été accueilli, derrière le battant d’acajou, par la plus impeccable et la plus amidonnée des femmes de chambre, qui, d’un ton tout à fait officiel, lui avait appris que « Madame la Princesse avait été reprise par ses douleurs et qu’il lui était tout à fait impossible de recevoir quelque visite que ce soit ! » Après quoi, Agathe avait offert au corsaire des excuses dignes d’un ministre plénipotentiaire... et lui avait refermé la porte au nez.

Le Dr John Leighton n’avait pas eu plus de succès quand il s’était présenté, quelques minutes plus tard, pour examiner la malade et lui donner ses soins. Encore plus raide, Agathe l’avait informé de ce que « Son Altesse Sérénissime venait de s’endormir » et s’était refusée à interrompre un sommeil aussi bienvenu.

Jouant le jeu, Arcadius de Jolival ne s’était pas présenté. Cela lui avait valu d’essuyer le premier feu de la déception de Jason. Jugeant, avec peut-être un semblant de raison, qu’il était anormal pour lui d’être traité comme n’importe quel visiteur, Beaufort, déjà prêt à s’emporter, l’avait pris à témoin de l’incompréhensible attitude de Marianne.

— Croit-elle donc que je ne l’aime pas assez pour ne pas supporter de la voir malade ? Qu’en sera-t-il, alors, quand elle sera ma femme ? Devrai-je quitter la maison ou bien me résigner à recevoir de ses nouvelles uniquement par une femme de chambre ?

— Vous n’oubliez qu’une chose, mon ami, c’est que justement vous n’êtes pas encore mariés. Et le seriez-vous que je ne serais pas autrement étonné que les choses se passent ainsi que vous le dites. Voyez-vous, Marianne est trop femme, trop fière et peut-être aussi trop coquette pour ne pas savoir que l’intimité, même du plus grand amour, doit s’arrêter à certaines barrières. Aucune femme amoureuse ne souhaite être vue enlaidie et amoindrie. Il en a toujours été ainsi avec ses meilleurs amis : quand elle était malade à Paris, sa porte était hermétiquement condamnée... même à moi, mentit-il avec aplomb..., qui suis en quelque sorte son second père !

Leighton, alors, intervint. Bourrant soigneusement de tabac une longue pipe en terre, opération qui lui permit de ne pas regarder son interlocuteur, le docteur eut un mince sourire qui ne changea rien à ses traits lugubres.

— Un tel souci est normal chez une jolie femme, mais un médecin ne saurait être considéré comme un homme, ni comme un visiteur quelconque. Je comprends mal que la princesse... n’accepte pas de se laisser examiner. Quand sa camériste a été malade, elle est, au contraire, venue me chercher immédiatement et je me flatte que mon traitement a eu d’heureux résultats !

— Où prenez-vous qu’elle n’accepte pas votre visite, Monsieur ? riposta Jolival glacial. Je croyais vous avoir entendu dire que la princesse s’était endormie ? Le sommeil n’est-il pas le meilleur des remèdes ?

— Sans doute ! Souhaitons seulement qu’il soit assez efficace pour que, demain, la princesse soit tout à fait remise. Demain matin, je me présenterai à nouveau chez elle.