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Le ton du médecin était trop poli, trop conciliant et Jolival ne l’aimait guère. Il y avait, dans les paroles en apparence anodines de Leighton, une vague menace que Jolival flairait avec inquiétude. Cet homme était fermement décidé à voir Marianne, à l’examiner, peut-être parce qu’elle ne semblait pas le souhaiter. Mais le Diable seul pouvait dire ce qu’en conclurait le médecin si la jeune femme, une fois encore, lui refusait sa porte. Et Jolival passa sa nuit à chercher comment pallier ce danger-là, car il ne pouvait s’empêcher de considérer l’intérêt de Leighton comme un danger certain : cet homme-là était assez malveillant pour deviner ce que justement on souhaitait tellement lui cacher.

Pourtant, le médecin ne mit pas son projet à exécution et Agathe n’eut pas à trouver un nouveau mensonge pour lui barrer la route. A la grande surprise de Jolival, il passa sa journée moitié dans sa cabine, moitié dans le poste d’équipage à soigner des cas de dysenterie qui s’étaient brutalement déclarés, et ne parut pas s’occuper de la passagère.

Quant à Jason, lorsque dans l’après-midi il vint frapper à la porte du rouf, Agathe se borna à lui apprendre que sa maîtresse était toujours très lasse et ne recevait toujours pas mais qu’elle espérait de tout son cœur se rétablir rapidement.

Cette fois, Jolival n’entendit aucune récrimination, mais l’équipage fit les frais de l’humeur noire de Jason. Pablo Arroyo, le maître de l’équipage, recueillit des critiques acerbes sur la propreté du pont et Craig O’Flaherty fut tancé vertement sur l’odeur de son haleine et la couleur de son nez.

Pendant ce temps, au fond de son lit, Marianne endurait son calvaire et avalait les nombreux pots de thé bouillant qu’elle se faisait apporter par Tobie et qui étaient tout ce que son estomac supportait. Elle se sentait faible, malade et incapable du moindre effort. Jamais elle n’avait rien éprouvé de semblable.

Il faisait nuit quand Agathe, sortie pour prendre un peu l’air sur le pont ainsi que sa maîtresse l’avait exigé, revint portant dans ses mains un flacon pansu dont elle versa une partie dans un verre.

— Ce docteur n’est peut-être pas aussi mauvais que Madame le croit, dit-elle joyeusement, je viens de le rencontrer et il m’a donné ceci en disant que Madame devrait s’en trouver mieux rapidement.

— Il ne sait pas ce que j’ai ! fit Marianne d’une voix lasse. Comment peut-il espérer me soulager ?

— Je ne sais pas mais il assure que c’est souverain pour le mal de mer et les douleurs d’estomac. On ne sait jamais... c’est peut-être une bonne médecine qui fera du bien à Madame ? Elle devrait essayer ! Qui sait si elle ne s’en trouvera pas un peu mieux ?

Marianne hésita un instant puis se redressa péniblement sur ses oreillers et tendit la main :

— Donne toujours, soupira-t-elle. Tu as peut-être raison ! Et puis, je me sens si mal que j’avalerais avec plaisir le poison des Borgia lui-même ! Tout, plutôt que continuer ainsi !

Doucement, Agathe arrangea sa maîtresse aussi confortablement que possible, passa sur son front moite un linge imbibé d’eau de Cologne et approcha le verre de ses lèvres.

Marianne but avec précaution, à moitié persuadée que la potion ne resterait pas cinq minutes dans son estomac. Pourtant, elle but jusqu’à la dernière goutte le contenu du verre et s’étonna de n’avoir éprouvé aucun dégoût.

Le liquide, un peu amer et légèrement sucré, était d’un goût indéfinissable mais pas désagréable. Il contenait un peu d’alcool qui la brûla légèrement au passage mais qui la ranima. Peu à peu les nausées spasmodiques qui l’avaient ravagée depuis deux jours s’affaiblirent puis se calmèrent ne laissant qu’une profonde sensation d’épuisement et une grande envie de dormir.

Les paupières de Marianne s’alourdissaient invinciblement mais, avant de les fermer, elle adressa un sourire plein de gratitude à Agathe qui, assise au pied du lit, l’observait avec une attention inquiète.

— Tu avais raison, Agathe ! Je me sens mieux et je crois que je vais dormir. Tu vas pouvoir, toi aussi, te reposer mais, auparavant, va remercier le Dr Leighton. J’ai dû mal le juger, vois-tu, et maintenant j’en ai honte !

— Oh, il n’y a pas de quoi avoir honte, fit Agathe. C’est peut-être un bon docteur, mais je n’arriverai jamais à le trouver sympathique ! Et puis, après tout, c’est son travail de soigner les malades ! Néanmoins, je vais y aller. Madame peut être tranquille !

Agathe trouva John Leighton sur le gaillard d’avant où il s’entretenait à voix basse avec Arroyo. Elle n’aimait pas plus le maître d’équipage que le docteur car elle lui trouvait « le mauvais œil ». Aussi attendit-elle qu’il se fût éloigné pour délivrer son message. Mais, quand elle eut transmis au médecin les remerciements de sa maîtresse, elle ne comprit pas pourquoi, brusquement, il se mit à rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de drôle dans ce que je viens de dire ? s’insurgea la jeune fille vexée. Madame est bien bonne, encore, de vous dire merci ! Après tout, vous n’avez fait que votre métier !

— Comme vous dites, je n’ai fait que mon métier ! répondit Leighton, et je n’ai que faire de remerciements.

Puis, riant toujours, il tourna le dos à la camériste et s’éloigna vers la dunette. Outrée, Agathe regagna le rouf pour raconter à sa maîtresse ce qui venait de se passer, mais Marianne s’était endormie et d’un sommeil si paisible que la jeune fille n’eut pas le courage de la réveiller. Elle rangea la cabine, renouvela l’air, puis alla se coucher avec la satisfaction du devoir accompli...

Le jour se levait à peine quand des coups violents ébranlèrent les cloisons de la cabine, éveillant Marianne en sursaut et aussi Agathe qui, par précaution, avait laissé sa porte ouverte. Le sommeil de la jeune camériste, toujours si profond, était devenu sur ce navire singulièrement léger. Instantanément, elle fut debout et, réveillée sans doute en plein cauchemar, se mit à crier :

— Qu’est-ce qu’il y a ?... Un malheur ?... Seigneur ! Nous faisons naufrage !

— Je ne crois pas, Agathe, dit calmement Marianne qui s’était redressée sur un coude. Simplement, on frappe à la porte avec une singulière violence ! N’ouvre pas ! Il s’agit sans doute de quelque matelot ivre...

Mais les coups redoublaient et s’accompagnèrent bientôt de la voix furieuse de Jason qui criait :

— Allez-vous ouvrir ou faut-il que j’enfonce cette damnée porte ?...

— Mon Dieu, Madame ! gémit Agathe. C’est M. Beaufort ! Et il a l’air si fort en colère... Que peut-il vouloir ?

C’était vrai. Jason semblait hors de lui et sa voix rauque, épaissie, avait une singulière tonalité qui fit glisser un frisson d’angoisse le long du dos de Marianne.

— Je ne sais pas, mais il faut lui ouvrir, Agathe ! dit-elle. Il ferait comme il l’a dit ! Nous n’avons aucun intérêt à le laisser enfoncer cette porte et continuer ce scandale.

Tremblante, Agathe drapa un châle sur sa chemise de nuit et alla ouvrir. Elle eut juste le temps de s’aplatir contre la cloison pour éviter de recevoir le battant dans la figure. Comme un boulet de canon, Jason fit irruption dans la cabine mais, à sa vue, Marianne poussa un cri.

Dans la lumière rouge du soleil levant, il avait l’air d’un démon. Les cheveux en désordre, la cravate arrachée et la chemise ouverte jusqu’à la taille, il avait le teint rouge brique et les yeux morts d’un homme qui a trop bu. Et de fait, ivre plus qu’à moitié, il emplit l’étroite chambre d’une épaisse odeur de rhum qui fit frémir les narines de Marianne.