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Peine perdue. Il ne l’entendait pas, noyé qu’il était dans un rêve éveillé où son amour à l’agonie luttait contre l’anéantissement.

— Peut-être, si j’avais pu la voir dans les bras d’un autre, livrée à un autre... avilie... méprisable... peut-être que j’y croirais alors !

— Jason, implora Marianne au bord des larmes, Jason, par pitié... tais-toi !

Elle cherchait à saisir ses mains, à se rapprocher encore de lui pour percer ce brouillard glacial qui les séparait. Mais, brusquement, il la repoussa tandis que son visage s’empourprait à nouveau sous la montée d’un brutal accès de colère :

— Moi aussi, cria-t-il, je sais comment on lutte contre le chant de la sirène ! Et je sais comment anéantir ton pouvoir, diablesse !

Il courut à la porte, l’ouvrit, appela d’une voix de stentor :

— Kaleb ! Viens ici...

Saisie d’une crainte irraisonnée, Marianne se précipita vers la porte, voulut la refermer, mais il la rejeta vers le milieu de la pièce.

— Que veux-tu faire ? demanda-t-elle. Pourquoi l’appelles-tu ?

— Tu vas voir !

Un instant plus tard, l’Ethiopien pénétrait dans la cabine et Marianne, malgré la terreur qui lui serrait le ventre, s’étonna encore de la splendeur de ce visage et de ce corps de bronze. Il parut emplir l’étroit espace d’une sorte de majesté souveraine.

Contrairement aux habitudes des autres Noirs, il ne s’inclina pas devant le maître blanc. Ainsi qu’on le lui ordonnait, il ferma la porte et se tint debout devant elle, les bras croisés, attendant calmement. Mais son regard clair alla rapidement du corsaire à la jeune femme pâlissante qu’on lui désignait d’un geste brutal :

— Regarde cette femme, Kaleb, et dis-moi ce que tu en penses ! La trouves-tu belle ?

Il y eut un instant de silence, puis Kaleb répondit gravement :

— Très belle !... très effrayée aussi !

— Comédie ! Son visage est habile à porter le masque. C’est une aventurière déguisée en princesse, une chanteuse habituée à satisfaire ceux qui l’applaudissent ! Elle couche avec qui lui plaît, mais tu es assez beau, toi aussi, pour lui plaire ! Prends-la, je te la donne !

— Jason ! cria Marianne épouvantée, tu es fou !

L’esclave eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.

Son visage se fit sévère et se figea semblable soudain à ces effigies de basalte des anciens pharaons. Il hocha la tête et, se détournant rapidement, voulut sortir, mais un cri de Jason le cloua sur place :

— Reste ! C’est un ordre ! J’ai dit que je te donnais cette femme, tu peux la prendre, tout de suite... ici même ! Regarde !

D’un geste rapide et brutal, il arracha le grand cachemire des épaules de Marianne. La légère robe de nuit qui couvrait la jeune femme était plus que révélatrice et une lente rougeur envahit son visage tandis que, de ses bras, elle se cachait de son mieux. Aucune émotion n’apparut sur les traits impassibles de l’Ethiopien, mais il avança vers Marianne.

Devant ce qu’elle considérait comme une menace, Marianne recula, craignant que l’esclave n’obéît et ne portât la main sur elle. Mais Kaleb se contenta de se pencher et de ramasser le châle tombé à terre. Un instant, dans ce mouvement, son regard si curieusement bleu croisa celui de la jeune femme. Aucune amertume ne s’y montrait, comme cela eût été normal devant le geste répulsif qu’elle avait eu, rien qu’une sorte de mélancolie amusée.

D’un geste vif, il replaça le tissu moelleux sur les épaules frissonnantes de Marianne qui s’en empara et le serra autour d’elle comme si elle souhaitait le coller à sa peau. Puis se tournant vers le corsaire qui l’avait regardé faire, sourcils froncés, Kaleb déclara simplement :

— Tu m’as recueilli, seigneur, et je suis ici pour te servir... mais pas en tant que bourreau !

Un éclair de colère s’alluma dans les yeux de Jason. L’Ethiopien le soutint sans faiblesse, sans insolence non plus, avec une dignité qui frappa Marianne. Cependant, d’un geste, Jason montrait la porte :

— Va-t’en ! Tu n’es qu’un imbécile !

Kaleb eut un sourire bref :

— Crois-tu ? Si je t’avais obéi, je ne serais pas sorti vivant de cette chambre ! Tu m’aurais tué !

Ce n’était pas une question. Simplement l’énoncé d’une vérité contre laquelle Jason ne s’éleva pas. Il laissa sortir le marin sans rien ajouter, mais ses traits se contractèrent encore un peu plus. Un instant, il parut hésiter, regarda vers la jeune femme qui maintenant lui tournait le dos pour qu’il ne vît pas les larmes qui emplissaient ses yeux. Ce qui venait de se passer l’avait blessée cruellement. C’était une souffrance qui atteignait aussi bien sa fierté que son amour. La jalousie d’un homme n’excluait pas tout et de telles offenses laissaient des sillons sanglants dans le vif du cœur, des sillons dont on ne pouvait prévoir quel genre de cicatrices ils produiraient.

La porte, claquant violemment, lui apprit que Ja-son était sorti, mais personne ne vint barricader cette porte dont la serrure avait sauté, cependant ce n’était même pas un réconfort. Maintenant qu’il l’avait condamnée, Jason devait juger qu’il était inutile de l’enfermer. Outre que ce vaisseau voguant en pleine mer constituait une prison bien suffisante, il savait bien que Marianne n’avait aucune envie de le quitter, qu’elle redoutait même l’instant où le noble horizon athénien surgirait de la mer, l’instant qui serait celui d’une séparation probablement sans retour, car elle était fermement décidée, malgré son chagrin ou à cause de son chagrin, à ne plus dire une seule parole pour plaider sa cause. L’indigne traitement infligé à Jolival et à Gracchus le lui interdisait !

La journée, qu’elle passa tout entière en la seule compagnie d’Agathe, se traîna. Seul, Tobie qui lui apportait ses repas franchit le seuil de la cabine, mais le vieux Noir semblait aussi déprimé que les deux femmes. Ses yeux rougis disaient assez qu’il avait pleuré et quand Agathe, gentiment, lui demanda ce qui n’allait pas, il se contenta de hocher la tête d’un air plein de tristesse et de murmurer :

— Le maît’e plus le même... plus le même du tout ! Il tou’ne en ‘ond sur le pont toute la nuit comme un loup malade et le jou’il n’a plus l’ai’de ‘econnaît’e pe’sonne...

Il ne fut pas possible d’en tirer davantage, mais pour qu’un homme aussi dévoué en fût venu à une telle constatation, il fallait que le mal dont souffrait Jason fût grand et Marianne pensa, avec angoisse, que la révélation de son état avait déchaîné, chez le corsaire, des forces mauvaises parfaitement insoupçonnées et qui démontaient même ceux qui le connaissaient depuis l’enfance.

Heureusement, la drogue de Leighton, que la jeune femme prenait à petites doses, continuait son effet bienfaisant. Délivrée des affreuses nausées, Marianne avait au moins la consolation de se sentir l’esprit lucide. Tellement même qu’elle ne ferma pas l’œil de la nuit. Etendue dans sa couchette, les yeux grands ouverts sur l’obscurité mouvante, elle put compter tous les quarts piqués par la cloche du bord, rythmant sur eux le déroulement morose de ses pensées.

Dans son coin, Agathe non plus ne dormit guère. Sa maîtresse put l’entendre alterner les prières et les petits reniflements qui accompagnent les larmes.

Aussi l’aube les trouva-t-elle aussi pâles et aussi défaites l’une que l’autre.

Bien que sa porte n’eût pas été fermée de l’extérieur, Marianne n’osa pas en franchir le seuil. Elle craignait, en apparaissant, de déchaîner la colère de Jason, une colère dont elle avait appris à craindre les imprévisibles effets. Dieu seul savait en quelle disposition d’esprit il se trouvait alors et si Jolival ou Gracchus n’auraient pas eu à pâtir des initiatives de Marianne. La prudence lui commandait de rester chez elle.