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Déjà, Jason, hors de lui, dégringolait la dunette pour aider son lieutenant quand la vigie cria :

— Capitaine ! La « Pomone » demande ce qui se passe ! Qu’est-ce que je dois répondre ?

— Que nous châtions un homme coupable !

— Les cris de la princesse ont dû les alerter et, à la longue-vue, ils ne doivent rien perdre de ce qui se passe ici, souffla O’Flaherty hors d’haleine. Vaudrait mieux arrêter, capitaine ! A moins de l’assommer nous n’avons aucun moyen de la faire taire ! Et cette histoire ne vaut pas une bataille navale à un contre deux.

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque, gronda Jason les poings serrés. Combien Kaleb a-t-il subi de coups ?

— Trente !

Sentant la victoire à sa portée, Marianne cessa de se débattre, cherchant à reprendre son souffle pour mieux crier si Jason ne capitulait pas.

Un instant, leurs regards se croisèrent, pleins d’une égale fureur, mais ce furent les yeux du corsaire qui se détournèrent les premiers.

— Détachez le condamné ! ordonna-t-il sèchement en virant sur ses talons, mais mettez-le aux fers ! Si le Dr Leighton consent à le soigner, je le lui donne.

— Tu es un fier misérable, Jason Beaufort ! jeta Marianne méprisante. Je ne sais ce qu’il faut le plus admirer de ton sens de l’hospitalité ou de l’élasticité de ton honneur !

Jason, qui s’éloignait, s’arrêta auprès du mât d’artimon dont deux hommes détachaient le corps inerte de l’Ethiopien.

— L’honneur ? fit-il avec un haussement d’épaules plein de lassitude, n’employez donc pas des mots dont vous ne connaissez pas le sens, Madame ! Quant à mon hospitalité, comme vous dites, sachez qu’à mon bord, elle s’appelle d’abord discipline. Quiconque ne veut pas se plier à la loi commune doit en subir les conséquences ! Maintenant, retournez chez vous ! Vous n’avez plus rien à faire ici et je pourrais oublier que vous êtes une femme !

Sans lui répondre, Marianne se détourna fièrement et accepta le bras qu’O’Flaherty, encore inquiet, lui offrait pour la ramener chez elle. Mais, tandis qu’ils se dirigeaient vers le rouf, elle s’aperçut que le navire croisait alors assez près d’une côte sombre et désolée qui contrastait péniblement avec le bleu de la mer et le ruissellement du soleil. C’étaient des rochers rudes et noirs, des croupes pelées, des récifs aigus et menaçants. C’était dans la douce lumière grecque un décor fait pour l’orage, la nuit et le naufrage. Un décor pour les exécutions aussi. Désagréablement impressionnée, Marianne se tourna vers son compagnon :

— Cette côte, qu’est-ce que c’est, le savez-vous ?

— L’île de Cythère, Madame.

Elle eut une exclamation de surprise.

— Cythère ? Ce n’est pas possible ! Vous vous moquez de moi ! Cythère, ces rocs déserts et sinistres ?

— Mais oui, c’est bien cela ! L’île de l’amour ! J’admets volontiers qu’elle est assez décevante ! Qui souhaiterait s’embarquer, en effet, pour cette terre déshéritée ?

— Personne... et pourtant c’est ce que chacun fait ! On s’embarque, dans la joie et l’enthousiasme, pour une Cythère de rêve et l’on arrive ici, à une île impitoyable où tout se brise ! Tel est l’amour, lieutenant : un leurre comparable à ces feux que les naufrageurs allument sur les côtes dangereuses et qui attirent le navire perdu sur les brisants où il s’éventrera. C’est le naufrage ! Et d’autant plus cruel qu’il se produit à l’instant précis où l’on croyait atteindre le port...

Craig O’Flaherty retint son souffle. Son visage jovial exprimait une sorte de détresse qui en contrariait les lignes naturelles. Après une courte hésitation, il murmura :

— Ne désespérez pas, Madame. Ce n’est pas encore le naufrage...

— Et quoi d’autre ? Dans deux ou trois jours nous serons à Athènes. Il me restera à trouver place sur quelque navire grec en partance pour Constantinople tandis que vous ferez voile vers l’Amérique.

Nouveau silence. Maintenant, le lieutenant semblait avoir du mal à respirer puis, comme Marianne tournait vers son visage empourpré un regard surpris, il parut faire un immense effort, comme quelqu’un qui prend une décision longtemps combattue, et jeta :

— Non ! Pas vers l’Amérique ! Pas tout de suite tout au moins : nous ferons route vers l’Afrique.

— L’Afrique ?

— Oui... vers le golfe de Guinée ; nous sommes attendus dans la baie de Biafra, à l’île de Fernando

Po... et aux réserves d’esclaves du Vieux Calabar ! Voilà pourquoi le voyage à Constantinople... et votre présence déplaisaient tant au docteur.

— Qu’est-ce-que vous dites ?...

Suffoquée, Marianne avait presque crié. Vivement, O’Flaherty lui saisit le bras et, jetant autour de lui des regards inquiets, l’entraîna vers sa cabine au pas de course.

— Pas ici, Madame ! rentrez chez vous. Il faut que j’aille à mon service...

— Mais je veux savoir pourquoi...

— Plus tard, je vous en conjure ! Quand je serai libre... ce soir, par exemple, j’irai gratter à votre porte et je vous dirai tout. En attendant... essayez de ne pas trop en vouloir au capitaine : il est au pouvoir d’un démon qui s’entend à le rendre fou !

Ils étaient arrivés devant la porte et, vivement, O’Flaherty s’inclinait devant la jeune femme en un salut hâtif. Elle brûlait d’envie de le questionner, de savoir tout de suite la vérité sur tout ce qu’on lui cachait, mais elle comprit qu’il était inutile d’insister pour le moment. Mieux valait attendre, laisser le lieutenant venir de lui-même.

Pourtant, comme il allait la quitter, elle le retint :

— Monsieur O’Flaherty, un mot encore... Je voudrais savoir l’état de l’homme qui vient de subir le fouet.

— Kaleb ?

— Oui. Je veux bien admettre qu’il avait commis une faute grave... pourtant, ce terrible châtiment...

— Il n’en a pas subi la moitié, grâce à vous, Madame, répondit le lieutenant avec douceur, et un homme aussi vigoureux que lui ne meurt pas pour trente coups de fouet. Quant à la faute grave... j’en connais deux ou trois ici qui rêvaient de la commettre ! A ce soir, Madame...

Cette fois, Marianne le laissa partir. Songeuse, elle alla rejoindre Agathe qui montra en la revoyant une joie enfantine. La brave fille s’attendait visiblement à ce que Jason Beaufort fît pendre sa maîtresse à la première vergue pour la punir de son intrusion.

En quelques mots, Marianne lui apprit ce qui s’était passé, puis elle se confina dans un silence qui dura jusqu’au soir. Un monde de pensées tourbillonnait dans sa tête, si nombreuses, si confuses, qu’elle avait bien du mal à les démêler. Tant de points d’interrogation s’y trouvaient ! Elle ne renonça que lorsque la migraine lui serra les tempes. Vaincue à la fois par la douleur et la fatigue, elle prit le parti de dormir afin de retrouver, dans le sommeil, un peu des forces qui lui manquaient encore. Et puis, quand la curiosité vous dévore, dormir est encore la meilleure manière d’abréger le temps.

Le vacarme des canons la tira de son sommeil et la jeta contre le hublot, haletante et croyant à une attaque. Mais ce n’était que l’adieu des frégates qui les avaient escortés jusque-là. Cythère avait disparu. Le soleil baissait à l’Occident et les deux navires de guerre viraient de bord, leur mission accomplie, pour regagner Corfou. Il ne leur était pas possible d’aller plus loin sans risquer d’offenser le Sultan, si mal disposé envers la France. D’ailleurs, les croisières anglaises montraient une prudence égale pour ne pas compromettre les relations, fraîchement détendues, entre leur gouvernement et la Sublime Porte. Normalement, la « Sorcière des Mers » aurait pu gagner désormais Constantinople sans encombre... si son skipper n’avait décidé que le voyage s’arrêterait au Pirée d’où il repartirait vers la terre africaine.