Quant à Marianne, maîtrisée, malgré les coups de pied et les coups de griffes qu’elle avait distribués au hasard, bâillonnée pour étouffer ses cris, elle fut traînée hors du rouf par la horde.
— Voyez ce que c’est que n’être pas raisonnable ! déplora Leighton avec une commisération hypocrite. Vous nous avez obligés à employer la force. Néanmoins, j’espère que vous me rendrez cette justice que je vous ai protégée des appétits de mes hommes alors que j’aurais fort bien pu les laisser vous appliquer le même traitement qu’à votre soubrette. Voyez-vous, princesse, ces braves gens ne vous aiment guère. Ils vous reprochent d’avoir changé leur capitaine en une mauviette sans énergie et sans volonté. Mais cela n’empêche pas qu’ils auraient volontiers goûté à la chair délicate d’une grande dame. Alors, remerciez-moi au lieu de vous conduire comme un chat sauvage ! Allez-y, vous autres !
Si la fureur pouvait tuer, le misérable serait tombé raide mort ou bien Marianne, elle-même, eût peut-être cessé de vivre. Ecumante de rage, jetée hors d’elle-même par les gémissements affaiblis d’Agathe et incapable de raisonner clairement ce qui se passait, la jeune femme se débattait avec une violence telle qu’on lui lia les pieds et les bras avant de l’emporter jusqu’à la coupée. Là, à l’aide d’une corde passée sous les aisselles on la fit descendre sans douceur jusqu’à un canot qui battait doucement le flanc du navire auquel le retenait un filin. Quand elle eut pris contact avec le bois de la barque, si rudement qu’elle ne put retenir un cri de douleur, le filin fut tranché d’un coup de hache. Aussitôt, la houle écarta la chaloupe. Très au-dessus d’elle, Marianne aperçut une frise de têtes penchées puis elle entendit la voix goguenarde de Leighton qui criait :
— Bon voyage, Votre Altesse ! Vous n’aurez aucune peine à vous dégager : les cordes ne sont pas très serrées. Et, si vous savez ramer, il y a des avirons au fond du bateau. Quant à vos serviteurs et amis, ne vous tourmentez pas pour eux, j’en prendrai soin !...
La tête en feu, malade d’indignation, Marianne bâillonnée et le dos douloureux vit le brick dépasser sa barque, virer légèrement et s’éloigner, sans avoir encore réalisé ce qui venait de lui arriver.
Bientôt, devant ses yeux agrandis et brouillés de larmes, apparurent les élégantes fenêtres éclairées de la poupe, couronnées de leurs trois fanaux. Puis, changeant d’amures, le navire prit nettement une autre direction. Peu à peu, la majestueuse pyramide de voiles diminua, s’estompa dans la nuit jusqu’à n’être plus qu’une petite silhouette vaguement étoilée...
Alors seulement Marianne comprit qu’elle était seule sur la vaste mer, abandonnée sans aucun moyen de subsister, presque sans vêtements, vouée froidement, délibérément à la mort si quelque miracle ne se produisait.
Là-bas, l’horizon absorbait le bateau qui portait ses derniers amis, le bateau de l’homme qu’elle aimait, auquel elle avait dédié sa vie, l’homme qui, naguère encore, jurait qu’il l’aimait par-dessus tout et qui, cependant, n’avait pu lui pardonner de lui avoir caché sa honte et son malheur.
9
SAPPHÔ
Comme le lui avait ironiquement prédit Leighton, Marianne n’eut pas beaucoup de peine à libérer ses mains, ses jambes et sa bouche de leurs entraves. Mais hormis la faible satisfaction de se sentir désormais libre de ses mouvements, elle découvrait que sa situation ne s’était pas beaucoup améliorée.
Autour d’elle, la mer était vide. Ce n’étaient que ténèbres, ces ténèbres qui, aux approches du jour, semblent se faire plus profondes et plus angoissantes, mais c’était une obscurité mouvante qui la balançait et jouait avec elle comme un enfant qui fait sauter un objet dans sa main. Elle avait froid aussi : sa mince robe de nuit de batiste et son léger saut de lit la protégeaient bien mal contre la froidure du petit matin. Un brouillard blanc se levait autour d’elle, opaque, pénétrant et affreusement humide.
Sous ses mains tâtonnantes, elle sentit le bois des rames qui reposaient au fond du bateau, mais comment se diriger dans cette nuit noire et brumeuse ? Elle savait ramer depuis son enfance, mais elle savait aussi que, n’ayant aucun point de repère, ce serait un effort inutile. La seule chose à faire était d’attendre le jour. Aussi s’enveloppant de son mieux dans ses minces étoffes, elle se pelotonna au fond de la barque et se laissa porter, ravalant ses larmes et s’efforçant de ne pas penser, pour garder un peu de courage, à ceux qu’elle avait laissés sur ce bateau maudit : Jolival et Gracchus aux fers, Agathe aux mains de marins ivres... et Jason ! Dieu seul savait ce qu’il était advenu de Jason, à cette heure. O’Flaherty n’avait-il pas dit qu’il était au pouvoir d’un démon ? Pour que ce misérable Leighton fût aussi pleinement le maître, avec sa poignée de bandits, à bord du brick, il fallait que le corsaire fût captif... ou pire encore ! Quant au joyeux lieutenant irlandais lui-même, il avait probablement partagé le sort de son capitaine...
Pour éviter de trop penser à eux et aussi pour essayer de leur venir en aide, s’il en était encore temps, Marianne se mit à prier comme elle ne l’avait encore jamais fait, avec une ardeur anxieuse et passionnée. Elle implora le Seigneur pour ses amis et aussi pour elle-même, laissée ainsi au péril de la mer sans autre défense qu’une barque, quelques mètres de batiste, son courage et sa passion de vivre. Finalement elle s’endormit.
Quand elle s’éveilla, transie de froid dans ses lingeries que le brouillard avait mouillées et le dos douloureux, le jour était levé mais le soleil ne l’était pas encore. La brume s’effilochait. L’air était bleu cependant que, vers l’orient, le ciel se teintait de rose orangé. La mer, qui s’étendait à perte de vue sans une voile, sans une île, était lisse comme un lac. Il n’y avait presque pas de vent.
Etirant ses membres engourdis, Marianne s’efforça de raisonner sa situation aussi froidement que possible. Elle en vint à cette conclusion que, pour être tragique, cette situation n’était pas désespérée. Elle avait pu suivre approximativement la marche du navire de Jason. Dans son enfance, en effet, on lui avait enseigné la géographie, entre autres choses, car Tante Ellis tenait à ce qu’elle reçût une instruction poussée. Et la géographie, telle qu’on l’étudiait en Angleterre, ce royaume de la mer, en faisait partie. Elle s’était évertuée, durant des heures, à dessiner des fleuves, des îles, des montagnes sur d’ennuyeuses cartes, pestant parce qu’il faisait beau dehors et parce qu’elle eût cent fois préféré employer ce beau temps-là à galoper à travers bois avec Harry, son poney favori. Un peu aussi parce qu’elle n’aimait pas du tout dessiner.
Mais, du fond de sa détresse présente, elle envoya une pensée reconnaissante à l’ombre de sa tante car, grâce à ses précautions, elle pouvait situer, vaguement bien sûr, l’endroit où elle se trouvait : quelque part vers les Cyclades, cette constellation d’îles qui font de la mer Egée une espèce de voie lactée terrestre. Donc, en allant vers l’orient, Marianne pouvait rencontrer l’une de ces îles dans un assez bref délai. Et peut-être, avant trouverait-elle des pêcheurs. Ce n’était pas ici, comme l’avait dit l’affreux Leighton, l’Océan immense où la mort eût été certaine.
Pour se réchauffer autant que pour hâter ce sauvetage et lutter efficacement contre l’angoisse qui lui venait de cette énorme solitude, Marianne tira les deux rames du fond de la chaloupe, les plaça dans les dames-de-nage et se mit à ramer avec énergie. La barque était lourde, les avirons, faits pour des poignes calleuses de matelots et non pour de fines mains féminines, l’étaient aussi mais, à se dépenser physiquement, l’abandonnée trouva une sorte de réconfort.