Tout en ramant, elle essaya de reconstituer de son mieux ce qui avait pu se passer à bord de la « Sorcière ». Quand on l’avait emportée, la fureur l’aveuglait sans doute... mais pas au point de n’avoir pas remarqué que quelques poignées d’hommes seulement, une trentaine peut-être, entouraient Leighton, alors que l’équipage comptait environ cent marins. Où étaient les autres ? Qu’en avait fait cet étrange médecin qui semblait s’entendre aussi bien à guérir les gens qu’à les rendre malades. Enchaînés ? Prisonniers ? Drogués peut-être... ou pire encore ? Le misérable devait avoir à sa disposition tout un arsenal de produits d’enfer capables de lui livrer sans combat des hommes normalement forts et intelligents. Sa propre expérience vénitienne lui avait appris comment, à l’aide d’une potion, d’un filtre où le Diable sait comment nommer au juste ces infernales mixtures, on pouvait annihiler une volonté, déchaîner des instincts cachés, conduire un être aux portes mêmes de la folie. Et, durant les dernières heures que Marianne avait passées sur le bateau, Jason avait un regard si étrange !...
Selon elle, la mutinerie ne faisait aucun doute. Leighton s’était rendu maître du navire avec ses partisans. Elle se refusait à admettre que Jason, si blessé, si furieux qu’il eût été, ait pu, d’un instant à l’autre, se transformer aussi radicalement en une espèce de flibustier avide, en voulant non seulement à sa vie mais aussi à ses bijoux. Non, il devait être captif, réduit à l’impuissance. De toutes ses forces Marianne repoussait l’idée que Leighton ait pu attenter à la vie d’un homme qui était son ami et qui l’avait accueilli à son bord. D’ailleurs, les qualités de marin de Jason devaient le rendre indispensable pour la conduite d’un tel navire. Il n’était pas possible qu’il fût mort. Mais... son lieutenant ? Et les prisonniers ?
En pensant à Jolival, à Agathe et à Gracchus, le cœur de Marianne se serra. Ceux-là, tout au moins le vicomte et le jeune cocher, le médecin criminel n’avait aucune raison valable de les conserver, sinon peut-être de ne pas charger une conscience déjà bien noire de crimes inutiles.
Pour Agathe, malheureusement, son utilité n’était que trop certaine. Quant à Kaleb, que Marianne habillait maintenant à ses couleurs depuis qu’il avait voulu étrangler Leighton, il n’avait, à cause de sa valeur marchande, rien d’autre à craindre dans l’immédiat que d’être traîné sur le premier marché d’esclaves venu. Ce qui était déjà bien suffisant et la jeune femme se sentait prise d’une immense pitié pour cette superbe et sombre créature de Dieu, pour cet être dont la noblesse et la générosité l’avaient frappée et qui allait de nouveau connaître les chaînes de la servitude, les entraves, le fouet, la cruauté des hommes dont le différenciait seulement une nuance de peau...
Haletante, Marianne cessa de ramer pour se reposer un peu. Le soleil était haut maintenant et, se réverbérant sur la mer, il tapait dur en fatiguant les yeux. La journée s’annonçait chaude et la jeune femme n’avait rien pour se protéger des rayons brûlants.
Afin d’éviter l’insolation, elle arracha le large volant de son déshabillé et s’en fit un turban, mais cette protection ne pouvait rien pour son visage qui brûlait déjà. Néanmoins, elle se remit courageusement à ramer vers l’orient.
Mais le pire était à venir. Vers le milieu du jour, la soif fit son apparition, lente, inexorable. La jeune femme ne sentit d’abord qu’une sécheresse de la bouche et des lèvres. Puis, peu à peu, cette sécheresse s’empara de tout son corps et de sa peau qui devint trop chaude. Fébrilement alors, elle fouilla chaque recoin de la barque dans l’espoir que l’on y aurait disposé une cruche et quelques vivres en prévision d’un éventuel naufrage, mais il n’y avait rien, rien que les rames, rien pour étancher cette soif qui se faisait torturante, rien... que cette immensité d’eau bleue qui la narguait...
Pour se rafraîchir un peu, elle ôta ses fragiles vêtements et, se penchant sur le plat-bord, cueillit de l’eau pour s’en asperger tout le corps. Elle se sentit revivre un peu, mouilla ses lèvres et tenta de boire quelques gouttes de cette eau si fraîche. Ce fut pire encore. Le sel la brûla et accentua sa soif.
La faim ne vint qu’ensuite, moins pénible d’ailleurs. Pour un verre d’eau pure, Marianne eût accepté volontiers de rester sans manger pendant des jours, mais bientôt elle ne put ignorer les tiraillement de son estomac. Son état accentuait les exigences de son organisme où une vie nouvelle se développait à l’ombre de la sienne. Bientôt la fatigue se fit pesante. Le soleil était impitoyable. Péniblement, elle tira les rames hors de l’eau, les rangea au fond du bateau et se blottit au fond, se protégeant de son mieux des rayons meutriers. Aucune terre n’était encore en vue, aucun bateau non plus. Pourtant, si un secours ne lui venait bientôt, elle savait que la mort se montrerait... la mort affreuse et lente à laquelle l’avait condamnée, elle le devinait maintenant, l’homme qui, un jour cependant, avait dû jurer solennellement de porter secours à tout être en danger de maladie ou de trépas.
Pour qu’elle n’eût encore rencontré personne ni aperçu aucune voile, il fallait que la « Sorcière » eût, avant de l’abandonner, dérivé déjà de sa route et qu’elle, Marianne, eût été laissée au milieu de cette large étendue d’eau qui s’étend entre les côtes de la Crète et les Cyclades.
Leighton n’avait pas seulement voulu lui faire quitter le bord : il avait froidement décrété sa mort...
A constater ainsi la cruelle réalité de sa situation, elle eut envie de pleurer mais se retint de toutes ses faibles forces : elle ne pouvait se permettre de gaspiller la moindre parcelle de l’eau si précieuse que retenait encore son corps épuisé.
La tombée du soir chassa la chaleur mais la sécheresse qui s’était emparée de tout son être et le pompait comme un vampire s’accentua encore. Bientôt, elle gagna ses os qui, torturés, criaient leur besoin d’eau.
Comme tout à l’heure, elle s’aspergea, connut un instant de fraîcheur et, en même temps, la tentation de se laisser glisser dans cette eau bleue et d’y chercher l’oubli définitif de sa torture et de ses peines. Mais l’instinct de conservation fut le plus fort et aussi cette curieuse flamme qui, à la manière de la veilleuse allumée au milieu des ténèbres d’une chambre de malade où la mort guette, brûlait encore en elle et la poussait à vivre, à vivre encore pour se venger.
La nuit apporta un froid inattendu et dans ses batistes, Marianne, qui avait souffert de la chaleur tout le jour, grelotta de froid toute la nuit sans parvenir à trouver un seul instant de sommeil. C’est seulement quand le soleil revint éclairer la mer vide qu’elle put, enfin, s’endormir et, pour un instant, oublier sa souffrance. Mais le réveil n’en fut que plus pénible. Son corps, raide et douloureux, était privé de toute force.
Au prix d’un immense effort, elle parvint tout de même à se redresser mais ce fut pour retomber inerte au fond de la barque, livrée au soleil qui allait augmenter ses douleurs.
Vinrent alors les mirages. Sur l’horizon incendié, la malheureuse crut voir se dessiner des terres, des formes fantastiques de bateaux, des voiles immenses qui semblaient accourir vers elle et se pencher, mais quand elle tendait les mains, du fond de son délire, pour les saisir, ses bras battaient l’air et retombaient sur le bois de la barque, plus faibles encore que l’instant précédent. Le jour s’écoula avec une lenteur infinie. Malgré les pauvres précautions qu’elle avait pu prendre contre lui, le soleil la frappait comme un marteau et, dans sa bouche, sa langue enflée paraissait triplée de volume et l’étouffait.
La barque dérivait doucement sans que Marianne pût savoir où elle la menait. Peut-être tournait-elle en rond depuis des heures mais elle s’en souciait peu. Elle était perdue, elle le savait. Aucune aide n’était à espérer que celle, ultime, de la mort. Ouvrant péniblement ses yeux brûlés, elle se traîna sur le bordage, décidée maintenant à en finir avec l’inhumaine torture. Mais elle n’arrivait même plus à hisser cette lourde loque qu’elle était devenue.