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Quelque chose de rouge passa dans son brumeux champ de vision. Ses mains touchèrent l’eau. Elle accentua son effort. Le bois rude lui écorcha la poitrine mais elle ne le sentit pas, insensible qu’elle était à tout autre douleur que cette énorme brûlure de tout son être. Encore un petit effort et ses cheveux tombèrent dans la vague, la barque pencha doucement. Marianne, enfin, glissa dans l’eau bleue qui se referma sur elle, miséricordieusement fraîche... Incapable de nager, n’ayant d’ailleurs d’autre envie qu’en finir le plus vite possible, elle coula... Le monde vivant disparut pour elle en même temps que la conscience.

Pourtant, ce terrible besoin d’eau qui l’avait torturée la poursuivait jusque par-delà la mort. L’eau la hantait, l’envahissait, elle s’y dissolvait. L’eau coulait en elle vivifiante et douce, comme jaillie d’une source soudaine sur les pierres d’un torrent à sec. Ce n’était plus l’eau âpre et salée de la mer, c’était un flot frais, léger comme la pluie dans l’herbe d’un jardin altéré. Délivrée, Marianne rêva que, dans sa miséricorde, le Tout-Puissant avait décidé qu’elle passerait son éternité à boire et qu’elle était au paradis des malheureux morts de soif-

Mais c’était un paradis singulièrement dur et inconfortable. Son corps désincarné se mit tout à coup à lui faire mal. Péniblement, elle entrouvrit ses paupières gonflées, vit tout près du sien un visage abondamment barbu et des yeux noirs interrogateurs qui se détachaient sur un fond rouge et mouvant qu’elle identifia assez vite : une voile que le vent gonflait.

Voyant qu’elle reprenait conscience, l’homme qui la soutenait, d’un bras passé sous sa tête, approcha de ses lèvres crevassées quelque chose de rêche et de frais : le bord d’une gargoulette de terre dont l’eau bienfaisante se remit à couler dans sa gorge. En même temps, il disait quelque chose dans une langue incompréhensible, s’adressant à quelqu’un que Marianne ne pouvait pas voir. Malgré sa faiblesse, elle tenta de se redresser, aperçut une forme noire, dressée contre la voile rouge dans les feux sanglants du soleil couchant, et qui lui parut sinistre : le bateau transportait un prêtre grec. Sale et abondamment barbu, il ne l’en considérait pas moins avec un dégoût visible tout en répondant quelques mots hargneux. En même temps, il pointait vers la rescapée un doigt accusateur et, tout de suite, l’homme qui tenait Marianne tira précipitamment sur elle un morceau de toile à voile, tandis que l’autre détournait la tête et, les mains dans ses manches, se mettait à contempler l’horizon. Ses sourcils froncés et sa mine offusquée avaient renseigné la jeune femme. Il ne devait pas rester grand-chose de sa chemise de fine batiste et la vue de son corps choquait sans doute l’homme de Dieu !

Elle essaya de sourire pour remercier son sauveur, mais ses lèvres sèches ne lui permirent qu’une grimace douloureuse à laquelle, instinctivement, elle porta ses mains.

L’homme, qui avait l’air d’un pêcheur, prit alors derrière lui une petite fiole d’huile d’olive et lui en enduisit généreusement le visage. Puis il tira un panier, prit dedans une grappe d’un raisin blanc et sucré dont il introduisit, avec sollicitude, quelques grains dans la bouche de la rescapée, qui les croqua avidement. Jamais elle n’avait rien mangé de meilleur.

Cela fait, il acheva d’enrouler Marianne dans sa toile à voile, glissa sous sa tête un filet de pêche roulé et lui fit signe de dormir.

Au bout du bateau, contre la voile dont le rouge s’éteignait avec le jour, le prêtre, impassible et hiératique, mangeait du pain noir et des oignons qu’il faisait couler avec de nombreuses rasades tirées d’une cruche ronde posée auprès de lui. Après quoi il entama une longue prière dont les prosternations sur ce bateau instable avaient quelque chose d’acrobatique. Puis, comme la nuit était complètement venue, il se roula en boule dans un coin, tira sur ses yeux son étrange mitre noire et se mit à ronfler sans avoir adressé un second regard à la créature impure que son compagnon avait tirée de l’eau.

Malgré sa fatigue, Marianne n’avait pas envie de dormir. Elle était épuisée mais la soif, la terrible soif avait cessé, son visage huilé lui faisait moins mal et elle se sentait presque bien. L’épaisse toile la protégeait de la fraîcheur qui venait et, au-dessus d’elle, les étoiles s’allumaient une à une. C’étaient les mêmes qu’elle avait aperçues la veille quand elle gisait au fond de sa barque et qui lui étaient apparues si froides et si hostiles. Ce soir elles avaient quelque chose d’amical et, du fond de son cœur, la naufragée adressa au Seigneur une fervente action de grâces pour avoir envoyé vers elle une main secourable au moment précis où, cédant au désespoir, elle décidait de mettre fin elle-même à son existence. Elle ne pouvait pas comprendre le langage de l’homme qu’elle entendait maintenant chantonner à bouche fermée tout en dirigeant la course de son petit bateau, elle ne savait par vers quelle terre il l’emmenait ni où elle se trouvait exactement, mais elle était en vie et cette mer qui la portait était la même qui portait aussi le brick américain comme d’ailleurs le pirate qui s’en était emparé. Où qu’on l’emmenât maintenant, Marianne savait que ce serait un premier pas vers la vengeance. Elle savait aussi qu’elle n’aurait de cesse ni de repos avant d’avoir atteint John Leighton et de lui avoir fait payer ses crimes au prix du sang. Il fallait que toutes les marines, amies ou ennemies, qui sillonnaient la Méditerranée, prissent en chasse le négrier afin que Leighton pût être pendu à la grand-vergue du navire qu’il avait volé !

La lune se leva vers le milieu de la nuit. C’était un mince croissant dont la lumière était à peine plus forte que celle des étoiles. Un vent léger faisait chanter la voile tandis qu’au flanc du bateau, la mer filait avec un bruit de soie. La voix du pêcheur s’assourdit et se teinta de mélancolie, tandis qu’il fredonnait une sorte de mélopée si lente et si berceuse que Marianne vaincue finit par s’endormir profondément. Si profondément même qu’elle ne vit pas approcher l’île aux grandes falaises noires, n’entendit pas le bref colloque chuchoté entre le prêtre et le pêcheur et ne sentit pas les mains qui l’emportaient, roulée dans sa voile...

Mais, quand elle reprit conscience, il n’y avait plus rien qui pût lui assurer qu’elle n’avait pas rêvé son sauvetage, hormis toutefois le fait que la soif ne la torturait plus. Elle était couchée, à l’ombre d’un rocher et de quelques arbustes rabougris, sur une plage de sable noir brodée d’algues d’argent. Devant elle la mer couleur d’indigo venait lécher une frise de galets blancs et noirs. Le morceau de voile dont on l’avait enveloppée avait disparu lui aussi, en même temps que le bateau, le prêtre et le pêcheur, mais les lambeaux de batiste qui l’emballaient tant bien que mal étaient secs et, en se retournant, elle trouva, soigneusement disposées sur une grosse pierre plate, deux grappes de raisin doré vers lesquelles, machinalement, elle tendit une main maladroite. Elle se sentait incroyablement faible et lasse.

Relevée sur un coude, elle grignota quelques grains juteux et sucrés dont le goût, bien réel, lui affirma qu’elle n’était pas encore en train de faire un rêve bizarre. Elle avait la tête vide et le corps rompu, mais elle n’eut pas le temps de chercher à comprendre pourquoi le pêcheur secourable l’avait, à son tour, ainsi abandonnée sur une plage déserte car justement elle cessa de l’être.