Débouchant, à l’autre bout, d’un chemin tracé entre les rochers, une blanche procession, à ce point anachronique et inattendue que Marianne se frotta les yeux pour s’assurer qu’ils ne lui jouaient pas un tour, venait d’apparaître sur le sable.
Précédée d’une grande femme brune, imposante et belle comme Athéna en personne, et de deux joueuses de flûte, une théorie de jeunes filles, vêtues de l’antique chiton à mille plis, leurs noirs cheveux retenus dans des bandelettes blanches entrecroisées, s’avançait. Les unes portant des branches entre leurs mains, les autres une amphore calée sur une épaule, elles marchaient deux par deux, lentes et gracieuses comme les prêtresses de quelque ancienne divinité, en chantant une sorte de cantique que soulignait le son frêle des flûtes doubles.
L’étrange cortège venant vers elle, Marianne se traîna sur le sable jusqu’à ce qu’elle se trouvât suffisamment dissimulée par le rocher, s’y agrippa et, grâce à lui, parvint à se mettre debout. Elle était encore très faible et la tête lui tourna, trop faible pour fuir cette apparition d’un autre âge qui lui faisait faire, en arrière dans le passé, un saut de quelque vingt-quatre siècles.
Mais les femmes ne l’avaient pas vue et ne s’occupaient donc pas d’elle. La procession venait d’obliquer vers un figuier à l’ombre duquel Marianne aperçut une statue antique et mutilée, une Aphrodite au torse parfait mais privée de son bras gauche. Le droit s’arrondissait gracieusement dans un geste d’accueil et la tête, dont la naufragée pouvait voir le profil, était la beauté, la pureté mêmes.
Au son des flûtes, les offrandes furent déposées devant la statue puis, tandis que les jeunes filles se prosternaient, la grande femme brune s’avança vers la déesse et, à la grande surprise de Marianne qui, toujours accrochée à son rocher, retenait son souffle, s’adressa à elle, dans la noble langue de Démosthène et d’Aristophane qui avait jadis fait partie du plan de travail élaboré par Ellis Selton pour sa nièce. Emerveillée, oubliant un instant sa misère, Marianne se laissa pénétrer par la voix grave et chaude de la femme :
« Aphrodite, fille de Dieu
O tisseuse immortelle au trône étincelant,
Ne laisse pas mon cœur, écoute en mon cœur
O Reine, s’affliger sur les dégoûts pesants
Ah ! reviens si jamais naguère,
Tu as su m’écouter, entendre au loin ma voix,
Alors que tu quittais pour accourir vers moi
La maison dorée de ton père
De rapides moineaux à ton char attelés
T’emportaient tout autour de notre sombre terre
Secouaient dans le vent, l’aile aux plumes serrées
Et d’en haut tiraient droit par le travers de l’air
Et vite ils étaient là, et toi, ô mon bonheur,
D’un sourire éclairant ton visage immortel,
Tu demandais le nom de ma neuve douleur
Et pourquoi mon appel.
Quelle folie brûlait mon pauvre cœur malade ?
Qui réclames-tu donc de mener à ta flamme à Celle-là qui persuade ?
Qui, Sapphô, te fait mal à l’âme... »
La musique des mots, l’inimitable beauté de la langue grecque entraient dans Marianne et prenaient possession de son être à peu près désincarné. Elle avait l’impression que l’ardente imploration jaillissait de son propre cœur. Elle aussi avait mal à l’âme, elle aussi souffrait d’amour blessé, d’amour défiguré, avili, devenu grotesque. La passion dont elle vivait s’était retournée contre elle et la déchirait de ses griffes. La plainte de cette femme lui rendait pleine conscience de sa propre souffrance, un instant abolie par l’épreuve physique et par le souffle brûlant de la haine qu’elle éprouvait pour John Leighton. Elle se retrouvait confrontée à sa propre réalité : une très jeune femme abandonnée, meurtrie et douloureuse, suppliciée par le besoin enfantin d’être aimée. La vie et les hommes la malmenaient, comme si elle était de taille à résister à leur méchanceté, à leur égoïsme. Tous ceux qui l’avaient aimée avaient tenté de l’asservir, de s’en rendre maître... sauf peut-être l’ombre ardente qui l’avait possédée dans la nuit de Corfou ! Celui-là n’avait rien demandé, qu’un plaisir qu’il avait rendu au centuple. Il avait été doux... si doux et si tendre à la fois ! Son corps s’en souvenait avec bonheur comme dans la torture de la soif et il s’était souvenu de toutes les eaux fraîches qu’il avait connues. Et l’idée bizarre lui traversa l’esprit que le bonheur, tout simple et tout bête, était peut-être passé près d’elle et reparti avec cet inconnu...
Les larmes coulaient maintenant sur ses joues creusées. Elle voulut les essuyer de sa manche en loques, cessa de se retenir au rocher et tomba à genoux. Elle vit alors que les jeunes filles avaient achevé leur prière et la regardaient.
Effrayée, car à son esprit écorché vif tout être humain semblait hostile, elle voulut battre en retraite, fuir dans l’ombre des broussailles, mais elle ne put se relever et s’abattit de nouveau sur le sable... Déjà, d’ailleurs, les jeunes filles l’entouraient et se penchaient sur elle avec curiosité, échangeant des réflexions dans une langue rapide qui n’avait plus grand-chose de commun avec le grec archaïque. La grande femme vint plus lentement et, devant elle, le cercle jacassant s’ouvrit avec respect.
Se penchant sur la naufragée, elle écarta la masse des cheveux noirs poissés d’eau de mer et de sable qui retombaient autour de sa tête et releva vers elle le visage cireux où les larmes roulaient toujours. Mais Marianne ne comprit pas la question qu’on lui posait. Sans grand espoir, elle murmura :
— Je suis française... perdue... ayez pitié de moi !...
Un éclair traversa les yeux sombres de la femme accroupie et, à la grande surprise de Marianne, elle chuchota, très vite, dans la même langue.
— C’est bien. Plus un mot, plus un geste, nous allons t’emmener
— Vous parlez...
— J’ai dit plus un mot. Nous sommes peut-être surveillées.
Vivement, elle détacha l’antique péplos de lin blanc, retenu par une fibule d’or, qui recouvrait sa tunique plissêe et le jeta sur les épaules de la jeune femme. Puis, toujours à voix basse, elle donna quelques ordres à ses compagnes qui, silencieusement cette fois, relevèrent Marianne et la maintinrent debout, étayée par les épaules de deux des plus solides d’entre elles.
— Peux-tu marcher ? demanda la femme.
Mais, tout de suite, elle répondit elle-même à sa question :
— ... Bien sûr que non ; tes pieds sont nus. Tu n’irais pas jusqu’au premier coude du chemin. On va te porter.
Avec une extraordinaire habileté, les jeunes filles composèrent alors rapidement une sorte de civière à l’aide de branchages entrecroisés retenus par les bandelettes qui liaient leurs cheveux. Marianne y fut étendue puis six de ses nouvelles compagnes l’enlevèrent sur leurs épaules, tandis que d’autres déposaient sur elle des rameaux arrachés à une vigne sauvage qui poussait auprès de là, des fleurs d’immortelles et quelques-unes de ces curieuses algues argentées que l’on trouvait à foison sur la plage, exactement comme s’il se fût agi d’un brancard funèbre. Et comme Marianne cherchait du regard les yeux de l’étrange prêtresse, celle-ci eut un fugitif sourire :