— Il y a eu une mutinerie à bord... Jason est sans doute prisonnier... peut-être mort et mes amis avec lui !
Alors, omettant seulement le drame personnel qu’elle avait vécu à Venise et qui ne pouvait qu’ajouter à l’invraisemblance de sa situation, elle fit, de son mieux, le récit du dramatique voyage de la « Sorcière ». Elle dit comment Leighton, pour s’emparer du navire qu’il destinait au trafic de chair noire, avait tout mis en œuvre pour dresser Jason contre son amie, comment il avait réussi, autant qu’elle avait pu reconstituer les faits, à s’emparer du navire, comment, enfin, il l’avait fait abandonner, sans vivres et sans le moindre secours possible, en pleine mer. Elle dit enfin ses craintes pour ceux qu’elle avait laissés à bord : son ami Jolival, Gracchus, Agathe et enfin Kaleb, supplicié pour avoir tenté de débarrasser le bateau du démon qui le convoitait.
Sans doute mit-elle dans son évocation des jours tragiques qu’elle venait de vivre suffisamment de passion et de véracité car, à mesure qu’elle parlait, la, méfiance disparaissait graduellement du visage de la femme pour faire place à la curiosité. Ses longues jambes croisées, un coude sur le genou et le menton appuyé sur sa main, elle écoutait avec un intérêt visible mais dans le plus profond silence. Et comme Marianne, inquiète justement de ce silence, demandait timidement :
— Est-ce que... cela ne vous semble pas trop extraordinaire ? Je sais bien que mon histoire a l’air d’un roman... pourtant, je vous jure que c’est la vérité !
La femme alors haussa les épaules :
— Les Turcs disent que la vérité plane et ne se laisse jamais dominer. La tienne rend un son étrange... comme toutes les vérités. Mais, rassure-toi, j’ai déjà entendu des histoires plus bizarres encore que la tienne ! Il te reste à me dire ton nom... et ce que tu allais faire à Constantinople...
Le moment difficile était venu, celui du choix qui pouvait être lourd de conséquences. Depuis le début de cette conversation, Marianne hésitait à déclarer sa véritable identité. Elle avait pensé donner un faux nom, expliquer son voyage sur le navire américain comme la fuite d’une femme éprise désireuse de mettre, entre son bonheur coupable et la colère d’un mari, le plus de distance possible, mais à mesure qu’en parlant elle examinait le visage grave de son hôtesse, elle éprouvait de plus en plus de répugnance à lui servir une histoire, d’amour sans doute, mais qu’elle pouvait trouver sordide. De plus, Marianne savait qu’elle mentait difficilement, sans habileté, en femme à qui le mensonge n’est pas familier. Même la simple dissimulation lui réussissait mal : le récent naufrage de son amour en était la preuve éclatante.
Soudain, elle se souvint d’une phrase que lui avait dite François Vidocq tandis qu’ils revenaient ensemble des côtes de Bretagne :
« Notre vie, ma chère amie, est un vaste océan parsemé d’écueils. Nous devons, à chaque instant, nous attendre à faire naufrage. Le mieux est de s’y préparer. Ainsi, on a souvent une chance de s’en sortir... »
L’écueil était là, devant elle, caché derrière ce grand front impénétrable, ces traits énigmatiques... Marianne songea qu’elle n’avait plus rien d’autre à perdre qu’une hypothétique vengeance, et décida de prendre l’écueil de face. Les conséquences, après tout, n’avaient plus aucune importance et si cette femme la jugeait son ennemie et la tuait, cela ne serait pas une grande catastrophe. D’une voix nette elle déclara :
— Je m’appelle Marianne d’Asselnat de Villeneuve, princesse Sant’Anna et je vais à Constantinople par ordre de l’empereur Napoléon, mon maître, afin de convaincre la Sultane, qui est un peu ma cousine, de rejeter l’alliance anglaise, de reprendre des relations plus amicales avec la France... et de poursuivre la guerre avec la Russie ! Voilà, je crois que, maintenant, vous n’ignorez plus rien de moi !
Le résultat de cette franche profession de foi fut étonnant. La femme se releva d’un seul coup, devint très rouge puis, peu à peu, retrouva sa pâleur. Elle considéra la rescapée avec stupeur, ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais la referma sans qu’aucun son n’en fût sorti puis, brusquement, tourna les talons et se dirigea vers la porte, comme si elle se trouvait tout à coup devant une trop lourde responsabilité et préférait la fuir momentanément. Mais la voix de Marianne la cloua sur place :
— Je vous ferai remarquer que je vous ai dit tout ce que vous souhaitiez savoir et que, de votre côté, vous n’avez pas encore répondu à la question, cependant bien naturelle, que je vous ai posée tout à l’heure : où suis-je ?... et qui êtes-vous ?
La femme se retourna tout d’une pièce et planta dans celui de Marianne son regard noir qui semblait s’être encore agrandi.
— Ici, c’est l’île de Santorin, l’ancienne Thira, la plus pauvre des îles grecques, celle où l’on n’est jamais sûr de vivre le jour suivant, ni même la fin du jour, parce qu’elle repose sur le feu originel. Quant à moi... tu peux m’appeler Sapphô ! C’est sous ce nom-là que l’on me connaît...
Et, sans ajouter une parole de plus, l’étrange créature quitta la pièce précipitamment mais ferma soigneusement la porte derrière elle. Résignée d’avance à cette nouvelle sorte de prison, Marianne haussa les épaules, reprit le péplos oublié par Sapphô... puisque Sapphô il y avait !... s’enveloppa dedans puis, se recouchant sur ses peaux de chèvres, entreprit de réparer véritablement ses forces par un profond sommeil. Les dés étaient jetés maintenant. La suite ne lui appartenait pas !
La fin du jour se passa pour Marianne, toujours enfermée dans sa chapelle, sans avoir revu âme qui vive, auprès de la petite fenêtre géminée. La vue que l’on y découvrait était bizarre : un champ de ruines et de cendres où chaque chose semblait faite d’une qualité particulière d’argent. Des fûts de colonnes, des pans de murs émergeaient d’une fine poussière où se rejoignaient tous les tons de gris. Cela jaillissait d’un vaste plateau dont l’un des côtés s’étageait en cultures, d’une puissante architecture paysanne, où, sur de larges gradins poussait une vigne courte abritée de figuiers tordus par les vents et argentés par la poussière universelle. L’autre côté du plateau paraissait s’effondrer dans la mer derrière un vieux moulin de pierre aux ailes déchiquetées.
Parfois, de loin en loin, un cube blanc qui était une maison et la silhouette, grise elle aussi, d’un âne qui semblait minéralisé, comme le reste. C’était un paysage déprimant, peu fait pour remonter le moral d’une femme pouvant, à bon droit, se considérer comme prisonnière, mais il n’en fascinait pas moins Marianne qui sursauta quand retentit derrière elle la voix tranquille de Sapphô.
— Si tu veux te joindre à nous, disait cette voix, l’heure approche où nous devons aller saluer le soleil... Habille-toi !
Elle tendait une tunique semblable à celle que Marianne avait vue sur les autres jeunes filles, des sandales et des bandelettes pour attacher les cheveux.
— Je voudrais me laver, dit Marianne. Jamais je ne me suis sentie aussi sale !...
— C’est juste ! Attends, je vais te chercher de l’eau...
Elle revint au bout d’un instant portant un seau plein qu’elle déposa sur le dallage usé. De l’autre main, elle tendait un morceau de savon et une serviette.
— Je ne peux pas t’en donner davantage, dit-elle d’un ton de regret. L’eau est ce qu’il y a de plus rare ici, car nous ne comptons que sur la pluie pour remplir nos citernes et, quand vient l’été, le niveau baisse rapidement.
— Les gens d’ici doivent souffrir alors ?...
Sapphô eut son rapide sourire qui conférait un charme si grand à son visage sévère.