— Moins que tu ne crois. Ils n’aiment guère se laver et, pour ce qui est de la boisson, nous avons du vin en abondance. Personne ici n’aurait l’idée de boire de l’eau. Dépêche-toi. Je t’attends dehors. A propos, ne parles-tu que ta propre langue ?
— Non. Je parle aussi allemand, anglais, italien, espagnol et, autrefois, j’ai étudié le grec antique...
Sapphô fit la moue. Visiblement, elle eut cent fois préféré le plus grossier des dialectes parlés en Grèce. Au bout d’un instant, elle décida :
— Le mieux est encore que l’on t’entende le moins possible, mais si tu dois le faire, emploie l’italien. Ces îles ont longtemps été vénitiennes ; c’est un langage que l’on comprend encore. Et n’oublie pas de tutoyer tout le monde. Le langage diplomatique a fort peu cours chez nous...
Rapidement Marianne procéda à sa toilette et tira des miracles du peu d’eau qui lui était imparti. Elle réussit même à laver ses cheveux qu’elle essora de son mieux, tressa encore mouillés et serra autour de sa tête. Le mieux-être qu’elle en ressentit lui parut immense. Les brûlures que le soleil avait laissées sur son visage, son cou et ses bras s’étaient calmées grâce à l’huile du pêcheur et quand elle eut revêtu la tunique plissée, elle se sentit presque aussi fraîche qu’au sortir de son élégante salle de bains parisienne. Enfin, elle tira la porte de bois grossier qui fermait son logis provisoire et trouva Sapphô qui l’attendait, assise auprès de la margelle d’un puits. Elle tenait une lyre à la main et les jeunes femmes que Marianne avait vues le matin l’entouraient, déjà formées en cortège.
A la vue de la nouvelle venue, Sapphô se leva et, de la main, lui indiqua une place entre deux des filles qui ne lui adressèrent même pas un regard. Puis la blanche théorie se mit en route vers l’extrémité du plateau que Marianne découvrit alors dans toute son étendue.
Incliné vers l’est, piqué de vignes et de champs de tomates, il descendait assez doucement vers la mer, mais se relevait du côté de l’ouest en une crête sommée d’une large et massive construction blanche qui, sans le clocher qui en dépassait, eût facilement passe pour une forteresse et derrière laquelle le soleil semblait s’être réfugié. Quant à l’endroit où Marianne avait passé la journée, c’était en effet une petite chapelle à demi écroulée, dont le dôme d’ocre jaune portait un curieux paratonnerre qui était peut-être une ancienne croix. Autour s’ouvraient les portiques croulants d’une vieille villa byzantine déployés autour de la citerne.
Chantant toujours l’un de ses étranges hymnes archaïques, le cortège gagna un point élevé qui dominait l’étendue bleue de la mer. La poussière grise y faisait place à un bloc de lave noire creusé à la manière d’un trône. Sapphô y monta d’un pas majestueux, sa lyre maintenue sur sa poitrine par ses deux bras croisés, tandis que les jeunes filles s’agenouillaient à ses pieds. Toutes tournaient vers le soleil à son déclin un visage qui s’efforçait d’imiter l’expression extatique dont était empreinte la figure de leur maîtresse et que Marianne eût sans doute jugée passablement ridicule si elle n’avait compris que tout cela n’était qu’une mise en scène et qu’il y avait autre chose, quelque chose d’infiniment fort et respectable caché sous l’espèce de mascarade permanente à laquelle toutes ces femmes s’astreignaient.
« Je passe pour folle », avait dit Sapphô... et, en vérité, elle faisait tout pour en persuader la terre entière. Après s’être un instant recueillie, la tête dans les mains, elle avait préludé sur sa lyre et s’était mise à chanter d’une voix forte, une sorte de longue litanie au soleil dont le rythme n’était pas sans mérite mais que Marianne ne tarda pas à juger ennuyeuse et trop longue pour se donner la peine d’en chercher la signification.
Au bout de quelques instants d’ailleurs, quelques-unes de ses compagnes s’étaient levées et s’étaient mises à danser. C’était une danse lente et cérémonieuse mais cependant curieusement suggestive. Elle semblait offrir au soleil mourant les jeunes corps vigoureux que les plis du lin dessinaient dans les mouvements de la danse...
Bientôt, cet étrange concert eut un contrepoint encore plus étrange. Sur le raidillon qui menait à la forteresse blanche de la crête, trois silhouettes noires, coiffées de mitres, étaient apparues, trois silhouettes en colère qui vociféraient en montrant le poing aux danseuses. Marianne comprit que la forteresse devait être un couvent et que les manifestations chorégraphiques de ses compagnes n’étaient pas du goût des saints hommes qui l’habitaient. Se rappelant le dégoût que lui avait montré le moine, dans la barque de Yorghos, elle n’en fut pas autrement surprise, mais s’inquiéta tout de même quand les trois furieux se mirent à lancer des pierres. Heureusement, ils étaient trop loin et leur tir manquait de précision.
D’ailleurs, ni Sapphô ni sa troupe ne paraissaient s’en soucier. Elles ne s’émurent pas davantage quand l’un des moines dégringola vers deux soldats turcs, deux janissaires en bonnet de feutre et bottes rouges qui passaient sur le chemin et leur désigna les femmes avec des gestes frénétiques. Les Turcs tournèrent à peine la tête, jetèrent vers les danseuses un regard ennuyé, haussèrent les épaules et, repoussant le moine, continuèrent leur route vers le nord.
Au surplus, Sapphô avait fini de chanter. Le soleil avait disparu derrière la crête. La nuit allait venir rapidement. En silence, les femmes se rassemblèrent et reprirent en bon ordre le chemin de la vieille villa, rangées derrière la poétesse et ses joueuses de flûte qui marchaient en tête, l’air plus inspiré que jamais.
Au milieu de la troupe, Marianne cherchait en vain des réponses aux questions qu’elle se posait. Elle était si absorbée dans ses pensées qu’elle ne vit pas une touffe de lentisque poussant au milieu du sentier, buta dedans, trébucha et serait tombée si la fille qui cheminait auprès d’elle ne l’avait retenue d’une main vigoureuse. Si vigoureuse même, qu’elle la considéra avec plus d’attention. C’était une créature mince et élancée, portant fièrement une tête aux traits fins mais énergiques sous une forêt de boucles noires, coiffées en chignon. Comme la majorité de ses compagnes, elle était grande et solidement charpentée, sans rien de mièvre, mais sans être totalement dépourvue de grâce. Elle eut un bref sourire quand ses yeux sombres rencontrèrent ceux de Marianne, puis elle la lâcha après l’avoir retenue un instant contre elle et reprit sa marche comme si rien ne s’était passé. Mais un nouveau point d’interrogation était venu s’ajouter à ceux qui tourmentaient déjà la rescapée : Sapphô devait entraîner ses filles aussi durement que l’étaient jadis celles de Lacédémone : le corps de celle qui venait de la soutenir était aussi ferme que du marbre.
En arrivant à la villa, le cortège se dispersa. L’une près de l’autre, les jeunes femmes passèrent devant Sapphô, saluèrent et franchirent le portique mais quand Marianne arriva devant elle, la poétesse la prit par la main et l’entraîna vers la chapelle.
— Pour ce soir, il vaut mieux que tu ne te mêles pas aux autres. Rentre chez toi. Je t’apporterai à souper dans quelques instants.
Docilement Marianne obéit et referma sur elle la porte de bois peint. A l’intérieur, il faisait presque sombre et une forte odeur de poisson régnait, une odeur qui n’existait pas quand elle était sortie et dont elle chercha à deviner la provenance. Elle pensa l’avoir trouvée quand elle découvrit, près du lit, un petit poisson plat qui brillait et, machinalement, le ramassa. Elle le contemplait encore sans d’ailleurs parvenir à comprendre comment il avait pu venir là quand Sapphô entra, portant dans un panier posé sur sa tête, des victuailles et une lampe à huile qu’elle alluma aussitôt et posa sur la table.