— A coups de pierres ? fit Marianne abasourdie.
— Justement. Onze pierres ont été lancées. Elles signifiaient 11 heures. Il est temps que tu le saches, étrangère, tous ici, comme dans toutes les îles de l’archipel, comme dans la Grèce entière, nous avons consacré nos vies à secouer le joug turc qui nous opprime depuis des siècles. Nous sommes tous au service de la liberté : les paysans, les riches, les pauvres, les brigands, les moines... et les fous ! Mais il faut reprendre notre chemin et nous taire car la montée est dure et nous en avons encore pour un bon quart d’heure avant d’atteindre Ayios Ilias...
Vingt minutes plus tard, en effet, Marianne et sa compagne prenaient pied sous les hautes murailles blanches du monastère. Pas encore très bien remise de sa récente épreuve, Marianne était à bout de souffle mais bénissait la nuit. De jour et en plein soleil, cette escalade devait constituer un véritable calvaire, car il n’y avait ni un arbre ni même une touffe d’herbe. Sous ses cotonnades noires, elle était en nage et apprécia à sa juste valeur le courant d’air qui régnait sous le portique d’entrée, épaisse voûte en plein cintre surmontée d’un fronton à jour dans les baies duquel pendaient des cloches. Une grille de fer, timbrée de l’aigle bicéphale du mont Athos, dont dépendait Ayios Ilias, s’ouvrit en grinçant. Une ombre se détacha de celles, épaisses et noires, de l’entrée, mais elle n’avait rien d’inquiétant. C’était celle, replète, d’un gros caloyer[11] tout en barbe et en tignasse qui ne devait pas gaspiller inconsidérément la précieuse eau de l’île si l’on en jugeait par l’odeur de sainteté qui émanait de lui. Il chuchota quelque chose à l’adresse de Sapphô puis, roulant sur ses courtes jambes, précéda les deux femmes à travers une longue terrasse à flanc de mur blanc, contourna un puits de maçonnerie et une élégante vasque byzantine, puis s’engouffra dans un dédale de couloirs, de baies arrondies sur des vestibules déserts, d’escaliers qui, à la lumière de quinquets fumeux accrochés ici et là, semblaient taillés dans de la neige et, finalement, ouvrit une porte peinte qui donnait sur la chapelle du couvent.
Deux hommes s’y tenaient debout sous la lumière d’une grosse lampe de chœur en bronze, devant une grande iconostase du XVIIIe, sculptée et peinte, avec un art naïf, comme un livre d’images pour enfant. Mais si la chapelle, avec ses icônes d’argent et ses murs blancs ornés de l’aigle bicéphale de la Sainte Montagne avait quelque chose d’ingénu, ses deux occupants n’évoquaient en rien l’enfance et sa fraîche innocence.
L’un d’eux, longue robe noire et croix pectorale brillante, était l’higoumène Daniel. Son étroit visage émacié prolongé d’une barbe grise était celui d’un ascète, son regard visionnaire celui d’un fanatique. Devant lui le temps reculait et Marianne, en traversant la chapelle, eut l’impression déprimante que l’abbé voyait à travers elle et qu’elle n’avait plus ni substance ni personnalité.
L’autre était presque un géant. Charpenté comme un ours, il érigeait, au-dessus d’une stature athlétique, une tête dont les traits poussaient l’énergie jusqu’à la sauvagerie. Il avait des yeux farouches et dominateurs, de longs cheveux qui, d’une calotte ronde à gland de soie, tombaient dans son cou, des moustaches arrogantes et, sous la veste sans manches, en peau de chèvre, qui l’habillait, on devinait, passés dans une large ceinture rouge, la crosse d’argent d’un pistolet et le manche d’un long poignard.
Sapphô, cependant, oubliant sans doute ses prières à Aphrodite, était venue, humblement, baiser l’anneau de l’higoumène.
— Voici celle que je t’ai annoncée, Père très Saint, dit-elle en dialecte vénitien. Je crois qu’elle peut nous être d’une grande utilité.
Le regard du prêtre grec transperça Marianne mais sa main ne s’étendit pas vers elle.
— A condition qu’elle le veuille ! fit-il observer d’une voix lente qui, dans le chuchotement habituel de la vie monastique, avait pris une bizarre tonalité feutrée. Mais le voudra-t-elle ?
Avant que Marianne ait pu répondre, le géant s’était jeté impétueusement au travers du dialogue :
— Demande-lui plutôt si elle veut vivre ou mourir... ou encore pourrir ici jusqu’à ce que sa peau se dessèche et quitte son squelette. Ou bien elle nous aidera, ou bien elle ne reverra jamais son pays !
— Calme-toi, Théodoros, intervint Sapphô. Pourquoi la traites-tu en ennemie ? Elle est française et les Français ne nous sont pas hostiles, au contraire ! Songe à Koraïs ! De plus, je sais qu’à Corfou, les réfugiés trouvent asile. Et, ici, c’est ce qu’elle est : une réfugiée. C’est la mer qui nous l’a amenée et, je le crois sincèrement, pour notre plus grand bien
— Cela reste à voir, gronda le géant. N’as-tu pas dit qu’elle est cousine de la Sultane Haseki ? Cela devrait t’inciter à la prudence, princesse !
Surprise de ce titre qui s’adressait visiblement à sa compagne, Marianne tourna vers elle un regard étonné qui arracha un sourire à l’adoratrice d’Aphrodite.
— J’appartiens à l’une des plus anciennes famille de la Grèce et je m’appelle Mélina Koriatis, dit-elle avec une simplicité qui n’excluait pas l’orgueil. Je t’ai dit que je te ferais confiance. Quant à toi, Théodoros, tu nous fais perdre un temps précieux. Comme si tu ne savais pas que Nakhshidil est une Franque jadis enlevée par les Barbaresques et offerte comme esclave au vieil Abdul Hamid !...
Comme le géant conservait un front têtu, Marianne pensa qu’elle avait suffisamment gardé le silence et qu’il était temps pour elle d’intervenir :
— J’ignore, dit-elle, ce que vous désirez obtenir de moi, mais avant d’en débattre, ne serait-il pas plus simple de me le dire ? Ou bien n’ai-je que le droit d’accepter sans discussion ? Je vous dois la vie, soit !... mais vous pourriez penser que je souhaite en faire autre chose que vous la consacrer !
— Je t’ai dit quel choix était le tien, grogna Théodoros.
— Elle a raison, coupa l’higoumène, et il est vrai aussi que nous perdons du temps. Puisque tu as accepté qu’elle vienne jusqu’ici, Théodoros, tu dois l’entendre. Quant à toi, jeune femme, écoute ce que nous avons à te demander. Ensuite tu nous diras ton sentiment, mais avant de répondre prends garde : nous sommes ici dans une église et sous le regard de Dieu ! Si ta langue se prépare à être fausse, il vaut mieux te retirer sans plus attendre ! Tu ne sembles guère disposée à nous aider...
— Je n’aime ni le mensonge ni la dissimulation, affirma la jeune femme. Et je sais que, si vous avez besoin de moi, j’ai moi aussi, en retour, besoin de vous. Parlez !
Le prêtre alors parut se recueillir. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, ferma les yeux un instant puis se tourna vers l’icône d’argent de saint Elie, comme pour lui demander conseil et inspiration. Ensuite, seulement, il commença.
— Dans vos pays d’Occident, vous ignorez ce qu’est la Grèce ou plutôt vous l’avez oublié parce que, depuis des siècles, nous n’avons plus le droit de vivre libres et d’être nous-mêmes...
De son étrange voix assourdie où passaient, cependant, des éclats d’amertume, de colère, de douleur, l’higoumène Daniel passa rapidement en revue l’histoire tragique de son pays. Il dit comment le sol d’où était venue la lumière la plus pure de la civilisation avait été ravagé successivement par les Wisigoths, les Vandales, les Ostrogoths, les Bulgares, les Slaves, les Arabes, les Normands de Sicile et finalement par les Croisés d’Occident amenés par le doge Henri Dandolo qui, après la prise de Byzance, avaient partagé le pays en une multitude de fiefs. Ces fiefs, le Turc s’en était emparé et, pendant presque deux cents ans, la Grèce avait cessé de respirer. Livrée au despotisme des fonctionnaires ottomans, elle avait été réduite à l’esclavage sous le fouet des pachas auprès desquels le poste de bourreau n’était jamais vacant. La seule liberté qu’on lui avait laissée était la liberté religieuse, le Coran faisant preuve, à ce sujet, d’une grande tolérance et l’unique responsable, devant la Sublime Porte, des faits et des gestes des Grecs asservis était le seul patriarche de Constantinople, Gregorios.