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— Mais nous n’avons jamais cessé d’espérer, continua l’higoumène, et nous ne sommes pas encore tout à fait morts. Depuis une cinquantaine d’années, le cadavre de la Grèce remue et fait des efforts pour se relever. Les Monténégrins de l’Empire se sont soulevés en 1766, les Maniotes en 69, les Souliotes plus récemment. En 1804, Ali de Tebelen, ce chien galeux qui travaille pour son propre compte, les a écrasés dans le sang, comme les autres l’avaient été avant eux, mais le sang des martyrs fait lever la moisson. Nous voulons toujours et plus que jamais secouer le joug. Regarde cette femme...

Sa main maigre où brillait l’anneau vint se poser, affectueuse, sur l’épaule de la fausse Sapphô.

— Elle appartient à l’une des familles les plus riches du Phanar, le quartier grec de Constantinople. Depuis un siècle, les siens, choisissant de donner des gages aux Turcs, ont occupé de hautes charges. Plusieurs ont été hospodars de Moldavie, mais les plus jeunes d’entre eux ont choisi la liberté, gagné la Russie, notre sœur de religion, et combattent à cette heure l’ennemi dans ses rangs. Mélina, elle, est riche, puissante. Cousine du patriarche, elle pourrait vivre sans souci dans ses palais du Bosphore ou de la mer Noire. Pourtant, elle préfère vivre ici, en passant pour folle, dans une maison à demi ruinée et sur cette île abandonnée du ciel qui périodiquement la voue au feu, justement parce que Santorin, sous laquelle le volcan ne dort jamais que d’un œil, est de toutes les îles la plus mal gardée par les Turcs. Elle ne les intéresse pas et ils considèrent même comme une disgrâce d’y être envoyés.

— Dans quel but fais-tu cela ? demanda Marianne en se tournant vers son étrange compagne. Qu’espères-tu donc de cette vie bizarre que tu t’es faite ?

Mélina Koriatis haussa les épaules avec un sourire qui la rajeunissait.

— Je sers de relais et d’agent de liaison entre l’Archipel, la Crète, Rhodes et les anciennes cités d’Asie Mineure. Ici les nouvelles viennent et se croisent. Ici aussi peuvent venir sans trop de crainte ceux qui ont besoin d’aide. As-tu bien regardé les filles qui vivent avec moi ? Non, bien sûr, tu étais trop épuisée et trop inquiète pour ton propre compte. Eh bien, tu les regarderas mieux et tu t’apercevras qu’à l’exception de quatre ou cinq qui m’ont suivie ici par pur dévouement, la plupart d’entre elles sont des garçons !

— Des garçons ? souilla Marianne qui, en même temps, se souvint de l’étrange vigueur de ces femmes qui l’avaient portée et la dureté des muscles de sa compagne de tout à l’heure. Mais qu’en fais-tu ?

— Des soldats pour la Grèce ! riposta farouchement la princesse. Certains sont les fils de pères massacrés ou exécutés que je recueille ici pour qu’ils ne soient pas enrôlés de force dans les rangs des janissaires. D’autres, enlevés par les pirates de l’Archipel, car malheureusement nous sommes aussi affligés d’une peste maudite de renégats et de traîtres qui travaillent pour leur propre compte comme Ali de Tebelen, ont été achetés par moi ou pour moi sur les marchés de Smyrne ou de Carpathos. Chez moi, ils redeviennent eux-mêmes : ils oublient la honte, mais pas la haine. Dans les cavernes de l’île, je les entraîne à la guerre comme l’étaient jadis les guerriers de Sparte, ou les athlètes d’Olympie puis, quand ils sont prêts, Yorghos ou son frère Stavros les emmènent là où l’on a besoin de bons combattants... et m’en ramènent d’autres. Je n’en manque jamais : les Turcs ne sont jamais las de faire tomber les têtes, ni les trafiquants de gagner de l’or !

Envahie d’un sentiment d’horreur et de pitié à se retrouver ainsi confrontée de nouveau à l’infamie du trafic humain, Marianne ouvrit de grands yeux. L’audace de cette femme la stupéfiait. N’y avait-il pas un poste turc à quelques toises du refuge qu’elle avait créé ? Pour la première fois elle se sentit vraiment attirée vers elle et lui sourit avec chaleur, une chaleur dont elle n’eut même pas conscience elle-même.

— Je ne peux que t’admirer, dit-elle, sincère, et si je peux t’aider, je le ferai volontiers mais je ne vois pas comment. Ainsi que cet homme l’a rappelé lui-même, mon maître m’envoie à la Sultane pour essayer de renouer avec elle des liens amicaux qui se sont relâchés...

— Mais il donne aussi asile aux têtes pensantes de chez nous. L’un de nos plus grands écrivains, Koraïs, qui a consacré toutes ses forces à notre renaissance, vit en France, à Montpellier, et Rhigas, notre poète, a été exécuté par les Turcs parce qu’il voulait rejoindre Bonaparte et nous assurer son appui !...

L’homme que l’on avait appelé Théodoros intervint. Visiblement, ce cours d’histoire l’agaçait et il avait hâte d’en venir à l’actualité immédiate.

— Napoléon souhaite que la guerre entre la Turquie et la Russie continue, lança-t-il brusquement, dis-nous pourquoi ? Nous aussi nous le souhaitons, et jusqu’à l’écrasement de la Porte, mais nous aimerions connaître les raisons de ton empereur...

— Je ne les connais pas vraiment, fit Marianne après une toute légère hésitation. (Elle pensait, en effet, qu’elle n’avait aucun droit de révéler les plans, encore secrets, de Napoléon.) Je pense qu’il désire surtout soustraire le Sultan à l’influence anglaise.

Théodoros approuva de la tête. Il regarda Marianne comme s’il cherchait à examiner le tréfonds de son âme, puis, sans doute satisfait, il se tourna vers l’higoumène :

— Dis-lui tout, Père. Elle paraît sincère et je suis prêt à tenter l’aventure. De toute façon si elle me trahissait, elle ne vivrait pas assez pour s’en vanter ! Les nôtres y veilleraient.

— Cessez de me soupçonner continuellement ! Je n’ai l’intention de trahir personne, s’insurgea Marianne. Dites ce que vous voulez une bonne fois et finissons-en !

Le prêtre, des deux mains, fit un geste de paix.

— Une nuit prochaine, tu partiras dans la barque de Yorghos. Celui-ci t’accompagnera, dit-il en désignant le géant. Il est l’un de nos chefs. Il sait manier les hommes et, pour cela, depuis cinq ans, les Turcs l’ont chassé de sa Morée natale et il doit vivre caché, ne séjournant jamais longtemps à la même place. Continuellement, il parcourt l’Archipel, toujours traqué, mais toujours libre, soufflant le feu sur les âmes tièdes pour y allumer le brandon de la révolte et aidant de son mieux ceux qui ont besoin de son aide, de son courage et de sa foi. Aujourd’hui, c’est la Crète qui a besoin de lui, mais sa présence ne serait d’aucune utilité alors qu’aux rives du Bosphore il pourrait agir efficacement. La nuit dernière Yorghos a ramené ici, en même temps que toi, un caloyer du monastère d’Arkadios, en Crète. Là-bas, le sang coule et le cri des opprimés s’élève vers le ciel. Les janissaires du pacha rançonnent, pillent, brûlent, torturent et empalent sur le moindre bruit, le plus léger soupçon. Il faut que cela cesse. Et justement Théodoros pense avoir le moyen de faire cesser cet état de choses. Mais, pour cela, il lui faut entrer à Constantinople, ce qui, pour lui, équivaut à se jeter dans la gueule du loup. Avec toi, il a une chance non seulement d’y entrer mais encore d’en sortir vivant. Nul ne songerait à inquiéter une grande dame française voyageant avec un serviteur : il sera ce serviteur.