— Lui ? mon serviteur ?...
Incrédule, elle considéra l’aspect sauvage du géant, ses moustaches agressives et son costume hautement pittoresque : le tout ne ressemblait en rien à l’idée que l’on se faisait, au faubourg Saint-Germain, d’un valet de grande maison ou d’un majordome.
— Il modifiera son aspect, fit Mélina avec un sourire amusé, et il sera l’un de tes domestiques italiens, puisqu’il ne parle pas français. Tout ce que nous te demandons, c’est de partir avec lui et de l’introduire avec toi dans Constantinople. Tu logeras, je pense, à l’ambassade de France ?
Se souvenant de ce que le général Arrighi lui avait dit des appels au secours réitérés de l’ambassadeur, le comte de Latour-Maubourg, Marianne ne douta pas un instant d’être, en effet, chaleureusement accueillie.
— Je ne vois pas bien, admit-elle, où je pourrais aller en dehors de cela...
— Parfait. Nul ne songera à chercher Théodoros au palais de France. Il y restera quelque temps ; puis, un beau jour il disparaîtra et tu n’auras plus à t’en préoccuper.
Marianne fronça les sourcils. Elle se voyait mal, alors que sa mission auprès de la Sultane s’annonçait déjà comme délicate et difficile, risquer par surcroît les pires ennuis en introduisant avec elle un chef de rebelles proscrit et sans doute assez connu puisqu’il n’osait pas entrer sans couverture dans Constantinople. C’était un coup à faire échouer sa mission d’une part, et, d’autre part, à l’envoyer elle-même réfléchir sa vie durant sur la paille humide d’une prison turque, en admettant qu’on voulût bien lui laisser la vie.
— Est-il indispensable, dit-elle, au bout d’un moment de réflexion, qu’il se rende en personne là-bas ? Et ne puis-je le remplacer d’une manière ou d’une autre ?
Le géant eut un sourire féroce qui découvrit des dents blanches et aiguës, tandis que sa main allait caresser la garde d’argent ciselé de son poignard. Il ricana :
— Non, tu ne peux pas me remplacer car tu n’es rien qu’une femme étrangère et je n’ai pas assez confiance en toi ! Mais tu as aussi la possibilité de refuser. Après tout, nul ne sait que tu es ici...
C’était clair : si elle refusait, cette brute était capable de l’égorger séance tenante, église ou pas église. De plus, elle désirait vraiment remplir sa mission et aussi sortir de ce trou à rats, chercher à retrouver le brick, son bandit de médecin et surtout, surtout Jason et ses amis. Si, après celle d’avoir rendu un signalé service à Napoléon, la seule joie qu’il lui restât encore à éprouver en ce monde était de voir pendre John Leighton, elle ne voulait pas manquer une chance, si minime soit-elle, d’y parvenir. Et cette chance ne se trouvait pas à Santorin.
— C’est entendu, dit-elle enfin, je suis d’accord !
La princesse Koriatis eut un cri de joie mais Théodoros n’était pas encore satisfait. Sa grosse main velue s’abattit sur le poignet de Marianne et il l’entraîna au pied même de l’iconostase :
— Tu es chrétienne, n’est-ce pas ?
— Naturellement, je le suis, mais...
— Mais ton église n’est pas la nôtre, je le sais ! Néanmoins, Dieu est le même pour tous ses enfants, quelle que soit la manière dont ils le prient. Aussi, tu vas jurer ici, devant ces saintes images, de faire loyalement tout ce qu’il te sera demandé de faire pour m’aider à entrer dans Constantinople et à y séjourner. Jure !
— Je le jure ! déclara-t-elle d’une voix forte. Je ferai de mon mieux ! Mais... (et, laissant retomber sa main, elle se tourna lentement vers la fausse Sapphô :) sache bien que ce ne sera pas pour toi, ou parce que j’ai peur de toi : je le ferai pour elle, parce qu’elle m’a aidée et parce que j’aurais honte de la décevoir.
— Eh ! qu’importe tes raisons ! Mais sois damnée dans l’éternité si tu manques à ton serment ! Maintenant, Père, je crois que nous pouvons nous retirer !...
— Non. Nous avons encore à faire ! Suivez-moi !...
Derrière la robe noire de l’higoumène, ils quittèrent la chapelle, retrouvèrent les couloirs et les escaliers blancs et débouchèrent finalement sur la plus haute terrasse du monastère qui, sous la lune à son lever, apparut blanche comme un champ de neige fraîche. Sur cette cime, le vent soufflait en permanence et, sous ses vêtements minces, Marianne frissonna. Mais le spectacle qui s’offrait à ses yeux était fantastique.
De là-haut, on découvrait Santorin tout entière, long croissant de laves et de scories accumulées par le volcan, semé de traînées blanches qui étaient les villages. Une chaîne d’îlots sauvages fermaient presque entièrement sa baie profonde et retraçaient le bord de l’ancien cratère qui se perdait sous les eaux. Sur l’une des deux plus grandes de ces terres émergées, Paléa Kaïmeni, Marianne aperçut des fumées légères. Une odeur de soufre venait, apportée par le vent. Quant à la terre sur laquelle était bâti le monastère, elle s’effondrait brutalement dans la mer par une falaise vertigineuse qui dominait l’eau noire de quelque six cents mètres. Aucun arbre n’apparaissait dans la froide lumière de la lune. C’était un paysage de fin du monde, une terre quasi minérale sur laquelle l’homme s’accrochait par un miracle d’obstination et au risque de sa vie. Ces fumerolles ne disaient rien de bon à Marianne qui les regardait avec crainte. Presque toute sa vie s’était écoulée dans la grasse verdure de la campagne anglaise où l’on imaginait mal une terre brûlée comme celle-là !
— Le volcan respire ! remarqua Mélina qui, les bras croisés sur sa poitrine, luttait peut-être contre un frisson. La nuit dernière, je l’ai entendu gronder ! Fasse le ciel qu’il ne se réveille pas bientôt.
Mais l’higoumène Daniel n’écoutait pas. Il avait marché vers l’une des extrémités de la terrasse où se dressait un petit pigeonnier. Aidé de Théodoros, il en tira un gros pigeon, attacha quelque chose à l’une de ses pattes et lui donna la volée. L’oiseau tournoya un instant autour de la terrasse puis prit son vol vers le nord-ouest.
— Où va-t-il ? demanda Marianne qui avait suivi des yeux le petit météore blanc.
Mélina passa familièrement son bras sous celui de sa nouvelle amie et se dirigea avec elle vers l’escalier.
— Chercher un navire plus digne de l’ambassadrice de l’empereur des Français que la modeste barque de Yorghos. Le pêcheur vous conduira seulement jusqu’à Naxos ! Le navire vous y rejoindra, dit-elle. Viens, maintenant, il nous faut rentrer. Minuit est passé et le premier office de la nuit ne va pas tarder à sonner... Il ne faut pas que l’on te voie ici...
Après avoir salué l’higoumène, les deux femmes reprirent le chemin de la sortie sous la conduite du gros caloyer. Théodoros, sur un bref adieu, s’était enfoncé dans les profondeurs du couvent où il demeurait depuis plusieurs jours. La nuit était claire maintenant et sur la longue terrasse de la citerne, les moindres détails se révélaient, ciselés dans un univers de blancheur.
Quand les deux femmes franchirent le portique des cloches, le son grave des simandres appelant les moines à la prière éveillait les échos du couvent. Le gros caloyer, sur une bénédiction précipitamment bredouillée, se hâta de refermer la grille tandis que Marianne et sa compagne s’élançaient dans le sentier en pente pour rentrer à la villa.
Le voyage de retour s’effectua beaucoup plus rapidement qu’à l’aller et le passage du poste de garde se passa sans encombre. Le feu se mourait et, auprès de lui, deux soldats seulement étaient demeurés et dormaient, accrochés à leur long fusil. Le pas léger des femmes ne les éveilla pas plus que le doux froissement des branches. Quelques minutes plus tard, Mélina refermait sur elles la porte de la vieille chapelle et rallumait la lampe à huile.