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L’odabaschi, d’ailleurs, n’insista pas. Sa hargne se changea en sourire et, après avoir salué aussi agréablement qu’il lui était possible la cousine de son impératrice, il quitta les lieux avec son escouade.

Planté à trois pas derrière sa prétendue maîtresse, Théodoros le rebelle, raide comme un piquet, n’avait pas bronché tant qu’avait duré la dangereuse explication, mais au soupir bruyant qui dégonfla sa poitrine quand on se dirigea enfin vers l’escalier, Marianne comprit qu’il avait eu tout de même un instant d’émotion et sourit intérieurement : après tout, ce foudre de guerre, malgré ses dimensions, était un homme comme les autres et pouvait connaître l’inquiétude !

La chambre dans laquelle le vieux seigneur introduisit cérémonieusement Marianne n’avait pas dû servir depuis le règne des derniers ducs de Naxos. Un lit, capable d’abriter toute une famille sous ses rideaux de brocatelle déteinte, y trônait dans une superbe solitude entre quatre murs glorieusement décorés d’étendards roussis et déchirés, tandis que quelques tabourets défoncés jouaient mélancoliquement aux quatre coins. Mais elle ouvrait sur la mer par une superbe fenêtre à meneau.

— Nous n’attendions pas un tel honneur, s’excusa le vieux comte. Mais votre serviteur va vous apporter quelques objets nécessaires et nous allons faire demander une robe convenable à la supérieure des Ursulines... car nous ne sommes pas de votre taille...

Le pluriel qu’il employait était bizarre, mais pas plus que le reste de sa personne ou sa voix un peu mécanique et Marianne ne s’y arrêta pas...

— J’accepte volontiers la robe, seigneur comte, répondit-elle avec un sourire, mais pour le reste je vous supplie de ne pas vous déranger. Nous n’aurons sans doute aucune peine à trouver un navire...

Le regard si curieusement vide du vieil homme parut s’animer à ce mot :

.— Les grands navires viennent rarement ici. Nous sommes sur une terre oubliée, Madame, une terre que dédaignent maintenant le bruit, la gloire et les pensées des grands. Heureusement elle suffit à nous nourrir, mais il se peut que votre séjour se prolonge plus que vous ne l’imaginez... Viens avec moi, mon ami.

Les derniers mots, bien sûr, s’adressaient à Théodoros que la fenêtre avait déjà attiré comme un aimant et qui dévorait des yeux la mer vide. A contrecœur, il s’arracha à sa contemplation et suivit le comte pour jouer son rôle de domestique bien stylé. Il revint peu après, transportant avec Athanase une lourde table qu’il plaça dgvant la fenêtre. Quelques ustensiles de toilette suivirent, puis du linge point trop effrangé.

Tout en s’appliquant à rendre la chambre à peu près habitable, Athanase bavardait, visiblement heureux de servir une dame étrangère et de voir de nouvelles têtes, mais plus il devenait expansif et plus Théodoros se renfrognait.

— Par le Christ ! s’écria-t-il enfin quand le petit in tendant l’invita à l’aider à faire le lit, nous ne devons rester ici que quelques heures, frère ! Tu fais comme si nous devions nous y installer pour des mois ! Notre frère Tombazis, à Hydra, doit avoir reçu le pigeon et le navire peut apparaître d’un instant à l’autre !

— Même si votre bateau arrivait maintenant, répondit paisiblement Athanase, il ne serait pas prudent que Madame ne joue pas son rôle : elle et toi êtes des naufragés. Vous devez être épuisés, à bout de forces... Il vous faut au moins une nuit de repos ! Les Turcs ne comprendraient pas que vous vous précipitiez ainsi, sans prendre le temps de respirer, sur le premier navire venu ! L’odabaschi Mahmoud est bête... mais pas à ce point-là ! Et puis le maître est heureux ! L’arrivée de Madame la Princesse lui rend un peu de sa jeunesse. Jadis, tu sais, il est allé vers les pays d’Occident, à la cour du doge de Venise et même chez le roi de France !

Théodoros haussa les épaules, la mine dégoûtée :

— Il devait être riche, alors ! On dirait qu’il ne lui en reste guère !

— Il en reste plus que tu ne crois, fit Athanase avec un sourire, mais il n’est pas bon de tenter la rapidité de l’ennemi. Le maître sait cela depuis longtemps. C’est même tout ce dont il se souvient encore clairement ! Maintenant je vais chez les Ursulines chercher une robe, conclut-il avec un sourire à l’adresse de Marianne. Tu ferais mieux de venir avec moi : aucun serviteur digne de ce nom ne resterait chez sa maîtresse quand elle souhaite se reposer.

Mais, apparemment, la patience du géant était déjà usée. D’un geste rageur, il envoya à travers la chambre la couverture de soie passée qu’il venait de retirer du lit.

— Je ne suis pas fait pour ce genre de vie, s’écria-t-il. Je suis un clephte ! pas un valet !...

— Si vous le criez si fort, remarqua Marianne froidement, dans un moment plus personne ici ne l’ignorera. Non seulement vous avez accepté ce rôle mais encore vous l’avez demandé ! Personnellement, je ne tiens nullement à continuer mon chemin avec vous ! Vous êtes d’un encombrant !...

Sous ses sourcils broussailleux, Théodoros la regarda comme un chien prêt à mordre. Elle crut un instant qu’il allait montrer les dents, mais il se contenta de grogner.

— J’ai un devoir envers mon pays à remplir !

— Alors, remplissez-le en silence ! Avez-vous remarqué la devise qui est gravée au-dessus de l’entrée de ce palais ? Il est écrit : « Sustine vel Abstine ! »

— Je n’entends pas le latin.

— Cela veut dire, en gros : « Endure ou ne t’en mêle pas ! » C’est ce que, personnellement, je fais depuis pas mal de temps et je vous conseille de m’imiter. Vous êtes là à ronchonner continuellement ! Le sort, on ne le choisit pas, on le subit ! Encore heureux quand il vous offre un but qui en vaille la peine.

La figure de Théodoros vira au rouge brique, tandis que ses yeux lançaient des éclairs.

— Je sais ça depuis longtemps et ce n’est pas une femme qui me dictera ma conduite ! cria-t-il.

Puis, sous l’œil indigné d’Athanase qui, de toute évidence, ne comprenait pas que l’on pût traiter une dame avec une telle brusquerie, il se rua hors de la pièce dont la porte retomba sur lui avec un bruit de tonnerre. Le petit intendant hocha la tête et se dirigea à son tour vers ladite porte mais son regard souriait quand il s’inclina avant de sortir :

— Madame la Princesse sera de mon avis, fit-il, les serviteurs stylés se font rares de nos jours...

Contrairement aux craintes de Marianne, qui pensait le voir revenir avec une monastique robe de bure, Athanase rapporta, emballée dans une toile et dans les compliments de la Mère Supérieure, une jolie robe grecque en toile écrue, brodée par les religieuses de soies multicolores. Une sorte de châle pour envelopper la tête l’accompagnait ainsi que plusieurs paires de sandales de tailles différentes.

Bien sûr, cela ne ressemblait en rien aux élégantes créations de Leroy qui emplissaient les malles de Marianne et voguaient présentement dans les entrailles du brick américain, destinées sans doute à être revendues au seul bénéfice de John Leighton en compagnie des joyaux ancestraux des Sant’Anna. Mais une fois lavée, peignée et vêtue, Marianne se retrouva tout de même un peu plus semblable à l’image d’elle-même qu’elle préférait.

De plus, elle se sentait presque bien, les malaises qui l’avaient tant fait souffrir sur la « Sorcière » ayant pratiquement disparu. Si une faim perpétuelle, dévorante, ne l’avait tourmentée presque sans arrêt, elle eût pu oublier qu’elle attendait un enfant et que le temps travaillait contre elle. Car, à moins qu’elle ne réussît à s’en débarrasser rapidement, elle ne pourrait bientôt plus le faire sans risquer dangereusement sa vie.

Le soleil couchant incendiait sa chambre. En bas, le port avait repris son activité. Des bateaux sortaient pour la pêche nocturne, d’autres rentraient, leurs ponts cuirassés d’écaillés brillantes. Mais ce n’étaient que des bateaux de pêche : aucun n’était le « grand navire » digne de « transporter une ambassadrice » et Marianne appuyée au meneau de pierre sentit grandir en elle l’impatience qui dévorait Théodoros. Elle ne l’avait pas revu depuis sa sortie bruyante de tout à l’heure. Il devait être sur les quais, mêlé aux gens de l’île où Ariane avait été abandonnée, scrutant l’horizon, guettant les huniers, les phares carrés d’un navire de haut bord... Apparaîtrait-il jamais, ce vaisseau qu’un pigeon blanc était allé chercher pour elle, afin de la mener dans une ville quasi légendaire où l’attendait une sultane blonde en qui, inconsciemment, elle avait mis désormais tous ses espoirs ?