Cent fois, depuis que chez Mélina elle avait repris conscience et goût de la vie, Marianne s’était répété ce qu’elle ferait en arrivant : courir à l’ambassade, voir le comte de Latour-Maubourg, obtenir par lui une audience impériale, ou sans lui, en forçant les portes si cela était nécessaire, mais porter sa plainte à quelqu’un d’honnête, à quelqu’un de puissant, capable de faire chasser le brick pirate sur toute la Méditerranée. Les Barbaresques, elle le savait, étaient de grands marins, leurs chebecs des navires rapides et leurs moyens de communication presque aussi efficaces que les machines de M. Chappe que Napoléon prisait tellement : en faisant vite, Leighton pouvait se trouver arrêté en face de n’importe quel port de l’Afrique méditerranéenne, cerné par une meute féroce qui lui ferait regretter d’être jamais né... et ses passagers malgré eux pouvaient être sauvés, s’il en était temps encore.
En évoquant Arcadius, Agathe et Gracchus, Marianne sentit ses yeux se mouiller. Elle ne pouvait pas penser à eux sans éprouver une douleur profonde. Jamais elle n’aurait cru, quand ils vivaient quotidiennement auprès d’elle, qu’ils lui étaient devenus chers à ce point. Quant à Jason, elle appliquait toutes ses forces et toute sa volonté à le chasser de sa pensée quand il s’y présentait... et ce n’était que trop souvent ! Mais comment penser à lui sans s’abandonner au désespoir et sans se laisser déchirer par les griffes des regrets ? Elle ne lui en voulait plus de sa cruauté ni de tout le mal qu’il lui avait fait, consciemment ou inconsciemment, car elle admettait avec loyauté que tout était sa faute à elle. Si elle avait eu plus de confiance en lui, si elle n’avait pas eu cette peur terrible de perdre son amour, si elle avait osé lui avouer la vérité sur son enlèvement de Florence, si elle avait eu... un tout petit peu plus de courage ! Mais, avec des « si » un enfant pourrait refaire le monde en quelques heures...
Ses doigts minces caressèrent la pierre chaude comme pour y puiser un peu de réconfort. Il avait dû voir tant de choses, ce vieux palais dont la devise sévère conseillait l’acceptation des souffrances ! Tant de fois le soleil qui, là-bas, s’effondrait dans les flammes en éclaboussant la mer de son écume dorée, s’était posé sur cette fenêtre ! Mais sur quels visages, sur quels sourires ou sur quelles larmes ? La solitude de
Marianne se peuplait, tout à coup, d’ombres sans visages, de formes légères qui tournaient dans la poussière d’ambre soulevée par la brise du soir comme pour la réconforter. Les voix éteintes de toutes les femmes qui avaient vécu, aimé, souffert entre ses murs vénérables où la gloire était devenue cendre, lui soufflaient que tout ne s’arrêtait pas là, dans un vieux palais perché au bord d’une île, comme un héron mélancolique, un vieux palais un instant réveillé, mais qui retomberait bientôt au néant du sommeil...
Il y avait pour elle des jours encore à naître, où l’amour peut-être aurait beaucoup à dire.
« L’Amour ? Qui donc a donné le premier son nom à l’amour ? Du nom d’agonie, bien mieux, il eût pu se servir... »
Un jour, quelque part, Marianne avait entendu ces deux vers et en avait souri. C’était il y a longtemps quand, dans l’enthousiasme de ses dix-sept ans, elle croyait aimer Francis Cranmere. Qui donc les avait prononcés ? Sa mémoire, pourtant fidèle, refusait ce soir de le lui rappeler, mais c’était quelqu’un qui savait...
— Si Madame la Princesse veut bien se donner la peine de descendre, Monsieur le Comte l’attend pour souper.
La voix cependant très douce d’Athanase lui fit l’effet de la trompette du Jugement dernier. Ramenée brusquement sur terre, Marianne lui offrit un sourire indécis.
— Je viens... je viens tout de suite...
Elle quitta la chambre tandis qu’Athanase, derrière elle, fermait la fenêtre et tirait, sur les songeries démoralisantes, d’épais volets de bois. Mais, comme elle allait atteindre l’escalier et tendait la main vers la rampe de marbre blanc poli par le contact de centaines de paumes, l’intendant la rattrapa.
— Puis-je demander à Madame la Princesse de ne s’étonner de rien de ce qu’elle verra ou entendra pendant le souper ? pria-t-il. Monsieur le Comte est bien vieux et, voici bien longtemps que personne n’était entré ici. Il est sensible à l’honneur qui lui est fait ce soir mais... mais il vit avec ses souvenirs depuis trop d’années. En quelque sorte, ils font... partie de lui, ils sont présents presque à chaque minute de sa vie. Madame a dû remarquer qu’il employait toujours le pluriel. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre...
— Ne vous tourmentez pas, Athanase, fit doucement Marianne. Il y a beau temps que je ne m’étonne plus de rien !
— C’est que Madame la Princesse est si jeune !...
— Jeune ? Oui... peut-être ! Mais moins sans doute que je n’en ai l’air... Soyez sans inquiétude, je ne ferai pas de peine à votre vieux maître... et je ne chasserai pas ses ombres familières !
Pourtant, ce repas devait lui laisser une curieuse impression d’irréalité. Moins sans doute à cause de l’antique costume de satin vert que son hôte avait revêtu en son honneur et qu’il avait dû porter, jadis, à la cour du doge de Venise, qu’à cause du fait qu’il ne lui adressa pratiquement pas la parole.
Avec solennité, il l’accueillit à la porte d’une grande salle où des armures rouillées montaient la garde devant des fresques écaillées et la mena par la main tout au long d’une interminable table chargée de vieille argenterie jusqu’à un fauteuil disposé à la droite du fauteuil seigneurial dans lequel il prit place, lui-même, à un bout de la table.
A l’autre extrémité un couvert était mis devant un siège, semblable en tous points à celui du maître de céans, mais, sur l’assiette bleue en vieille faïence de Rhodes, un éventail de nacre et de soie peinte était à demi déployé auprès d’une rose qui trempait dans un cornet de cristal.
Et tout le temps que dura le souper ce fut à une invisible maîtresse de maison, bien plus qu’à sa jeune voisine, que le vieux seigneur s’adressa. Rarement, il se tournait vers Marianne, s’ingéniant à mener la conversation comme si c’eût été, en fait, l’ombre de la comtesse qui en eût la direction et le mérite. Il y mettait une galanterie tendre et surannée qui faisait monter les larmes aux yeux de sa jeune convive, étranglée d’émotion en face de cette fidélité d’amour qui supprimait le tombeau et mettait une si touchante obstination à recréer la disparue.
Elle sut qu’elle se nommait Fiorenza. Et si forte était la volonté d’évocation du mari qu’elle en devenait hallucinante. Par deux fois, Marianne crut voir s’agiter la soie légère de l’éventail...
De temps en temps, par-dessus le dossier armorié du fauteuil de son hôte, elle cherchait le regard d’Athanase qui se tenait là, dans son habit noir ordinaire qu’il avait agrémenté de gants blancs, s’étonnant à peine de le trouver trop brillant. Et, malgré l’abondance et la fraîcheur des mets présentés, malgré ce terrible appétit qu’elle traînait avec elle et qui rappelait tant celui d’Adélaïde, Marianne fut incapable de faire honneur au repas. Elle grignota, s’efforçant de tenir sa partie dans ce concert fantômal, et au supplice, pria silencieusement pour que cela ne durât pas trop longtemps.