11
DE CHARYBDE EN SCYLLA...
L’entrepont était noir, étouffant, puant la crasse et l’huile rance.
Dès le bas de l’échelle, Marianne avait été jetée sans cérémonie dans un coin, tandis que l’on entraînait Théodoros vers une destination plus lointaine. Elle était tombée sur quelque chose de rêche qui devait être un vieux sac et s’y était tapie sans oser bouger, assourdie par les hurlements qui l’environnaient.
Le silence oppressant de tout à l’heure avait volé en éclats et, à considérer le vacarme que menaient maintenant les pirates, leurs grandes exclamations et leur caquetage volubile qui couvraient les rugissements de fureur du prisonnier, on pouvait se demander si dans ce mutisme qu’ils avaient observé sur le pont n’entrait pas une bonne part de stupeur. C’était un peu comme s’ils ne s’attendaient pas à une prise de cette importance.
Car, il n’y avait pas à s’y tromper : pour ces hommes, le plus important c’était Théodoros et Marianne n’offrait qu’un intérêt très secondaire. Elle s’en était aperçue à la désinvolture avec laquelle on s’était débarrassé d’elle comme d’un colis encombrant... un colis que l’on songerait peut-être à récupérer pour le vendre au plus offrant sur le marché de Tunis comme Athanase le lui avait fait craindre...
En évoquant soudain l’intendant du comte Somma-ripa, la pensée que la trahison dénoncée par Théodoros avait pu venir de lui n’effleura même pas Marianne. C’était lui, pourtant, qui avait vu arriver la polacre, lui qui était entré en contact avec son équipage (n’avait-il pas dit qu’il appartenait à un certain Tsamados ?), lui encore qui avait alerté les fugitifs, les avait pressés de partir malgré les questions gênantes que l’odabaschi risquait de poser à son maître... Mais la jeune femme ne pouvait croire à tant de noirceur dans l’âme d’un homme qui, au bout de vingt années, avait encore les larmes aux yeux en regardant son maître marivauder avec une ombre.
Peut-être les gens d’Hydra étaient-ils moins sûrs qu’on ne le pensait... ou peut-être tout ceci n’était-il qu’une erreur tragique !
Athanase, en voyant arriver ce grand bateau, avait pu penser, honnêtement, que c’était bien celui que l’on attendait (le comte n’avait-il pas dit à Marianne que les navires de fort tonnage étaient rares à Naxos ?). Il avait pris langue avec les pirates sans avoir la moindre idée de ce qu’il avait en réalité devant lui et les autres, flairant une bonne affaire, s’étaient hâtés d’entrer dans le jeu en se gardant bien de le détromper... Mais ce n’était là qu’une supposition parmi toutes celles qui tournaient dans l’esprit de la passagère malgré elle et qu’elle s’efforça, d’ailleurs, de chasser : ce n’était vraiment pas le moment choisi pour se livrer au jeu des probabilités ! Et devant la menace, inattendue mais terrible, qui pesait maintenant sur elle, Marianne s’efforça de concentrer toutes ses pensées sur cette idée unique : en sortir !
Un rayon de lumière glissa dans l’entrepont jusqu’aux marches de l’escalier : les hommes revenaient après avoir mis leur prisonnier en lieu sûr. Ils parlaient tous en même temps, supputant peut-être le profit qu’ils allaient tirer de ce Théodoros dont Marianne s’avisait pour la première fois qu’elle ne connaissait même pas le nom, mais qui devait être quelqu’un de beaucoup plus important qu’elle ne l’avait imaginé.
Au milieu de ses matelots, éclairé par la lanterne que portait l’un d’eux, elle reconnut le chef.
Décidée à engager le fer aussi rapidement que possible, elle se leva et vint se camper devant l’échelle, barrant le passage et priant silencieusement pour que la différence de langage ne fût pas un obstacle insurmontable.
L’heure lui semblait venue, même si cela ne devait servir à rien, de faire sonner ici le nom de l’Empereur des Français qui paraissait avoir une certaine importance, même dans ces contrées à peu près sauvages. Ce n’était peut-être qu’une mince chance, mais cela valait la peine de la tenter. Aussi, pour rester fidèle à son personnage, fut-ce en français qu’elle apostropha le renégat.
— Ne croyez-vous pas, Monsieur, que vous me devez quelques explications ?
Sa voix claire sonna comme une trompette. Les hommes se turent brusquement. Leurs regards convergèrent aussitôt sur la mince silhouette en robe claire qui se dressait devant eux avec une fierté qui les frappa bien qu’ils n’eussent probablement pas saisi le sens de ses paroles. Quant à Nicolaos Kouloughis, ses pupilles se rétrécirent et il émit un petit sifflement qui pouvait être aussi bien admiratif que venimeux.
Mais, à la grande surprise de Marianne, ce fut la langue de Voltaire, assaisonnée d’un furieux accent, qu’il employa lui aussi :
— Ah ! Tu es la dame française ? Je croyais que ce n’était pas vrai ?
— Qu’est-ce qui n’était pas vrai, selon vous ?
— Justement, cette histoire de dame française. Quand nous avons pris le pigeon messager, j’ai pensé que c’était un prétexte, que cela cachait quelque chose d’intéressant, sinon pourquoi se donner tant de mal pour une chose si peu importante qu’une femme, même française ? Et nous avions raison puisque nous avons pris le plus grand des rebelles, l’homme insaisissable, celui pour lequel le Grand Seigneur donnerait son trésor : Théodoros Lagos lui-même ! C’est la meilleure affaire de ma vie : sa tête vaut très cher !
— Je ne suis peut-être qu’une femme, riposta Marianne à qui ce nom n’avait rien dit du tout, mais ma tête à moi aussi vaut très cher : je suis la princesse Sant’Anna, amie personnelle de l’Empereur Napoléon Ir et son ambassadrice auprès de ma cousine, Nakhsidil, sultane haséki de l’empire ottoman !
Cette bordée de noms pompeux parut impressionner un instant le pirate mais, alors même que Marianne pensait déjà gagner la partie, il éclata d’un rire strident qu’imitèrent aussitôt avec servilité les hommes qui l’entouraient, ce qui leur valut, d’ailleurs, d’être renvoyés à leurs travaux en quelques aboiements. Après quoi Kouloughis se remit à rire :
— J’ai dit quelque chose de drôle ? demanda Marianne sèchement. En ce cas, je pense que l’Empereur mon maître n’apprécierait guère votre sens de l’humour. Et je n’ai pas l’habitude que l’on se moque de moi !
— Mais... je ne me moque pas de toi ! Je t’admire, au contraire : tu avais un rôle à jouer, tu le joues parfaitement. J’ai même failli m’y laisser prendre !
— Ainsi, selon vous, je ne suis pas ce que je prétends être ?
— Bien sûr que non ! Si tu étais une envoyée du grand Napoléon, et une de ses amies par-dessus le marché, tu ne serais pas en train d’errer sur les mers, habillée en femme grecque et en compagnie d’un rebelle notoire, cherchant un navire commode pour gagner Constantinople et y perpétrer vos méfaits ! Tu serais sur une belle frégate battant pavillon français et...
— J’ai fait naufrage, coupa Marianne avec un haussement d’épaules. Cela arrive fréquemment, il me semble, dans ces parages !
— Cela arrive, en effet, fréquemment : surtout quand souffle le meltem, le dangereux vent de l’été, mais ou bien il n’y a pas du tout de survivants... ou bien il y en a un peu plus de deux. Ton histoire ne tient pas debout...
— C’est pourtant ainsi que les choses se sont passées. Croyez-le ou ne le croyez pas...
— Mais... je ne le crois pas !...
Et, sans transition, il adressa à la jeune femme un bref et violent discours en langue grecque, discours dont elle ne saisit pas, et pour cause, un traître mot et qu’elle écouta sans sourciller, s’offrant le luxe même d’un sourire méprisant.