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— Ne vous fatiguez pas, conseilla-t-elle, j’ignore complètement ce que vous voulez dire.

Il y eut un silence. Avec une grimace qui rapprocha dangereusement son grand nez de son menton agressif, Nicolaos Kouloughis considéra la femme impassible qui lui faisait face. Visiblement, elle le déroutait. Quelle femme peut accepter d’entendre sans broncher, et même avec le sourire, une certaine qualité d’insultes mélangées à la description des tortures savantes qu’on lui réserve pour la faire parler ? Or, celle-ci n’avait, en effet, rien paru comprendre de ce qu’il disait... Mais ce n’était pas un homme à hésiter longtemps : d’un mouvement d’épaules rageur, il se débarrassa du doute comme d’un fardeau gênant.

— Il se peut, après tout, que tu soies étrangère... à moins que tu ne soies vraiment très forte ! Quoi qu’il en soit cela ne change rien à l’affaire : ton ami Théodoros sera remis au pacha de Candie qui me versera la prime. Quant à toi, tu parais assez belle pour que je te garde jusqu’au retour à Tunis où le bey, si tu lui plais, pourrait se montrer généreux. Viens avec moi, je vais te conduire dans un endroit où tu voyageras plus confortablement : une marchandise abîmée se vend moins bien !

Il l’avait saisie par le bras et l’entraînait dans le raide escalier malgré la résistance qu’elle lui opposait. Même pour améliorer son état physique, elle n’avait aucune envie d’être emmenée trop loin de son compagnon dont elle découvrait maintenant qu’il lui était devenu précieux d’une certaine manière. C’était, en tout cas, un homme vaillant et, victime de la même trahison involontaire du petit messager volant, elle se sentait étroitement solidaire de lui. Mais les doigts noueux du renégat, durement serrés autour de son bras mince, lui faisaient aussi mal que s’ils eussent été de fer.

Comme elle le craignait, ce fut vers le château arrière que Kouloughis l’entraîna. Devinant qu’il l’emmenait dans ses propres quartiers, elle se prépara pour une défense vigoureuse. Qui pouvait dire, en effet, si ce pirate n’aurait pas l’idée d’expérimenter personnellement sa captive avant de l’exposer sur le marché ? Cela devait se produire assez fréquemment.

La porte qu’il ouvrit devant elle, et referma aussitôt avec beaucoup de soin, était en effet celle de son carré. Un carré d’ailleurs parfaitement inattendu chez un pirate de l’Archipel que l’on pouvait imaginer sans peine voué au désordre et au faste mêlé à la plus orientale des crasses.

Cette pièce-là était sévère avec ses acajous foncés et ses instruments de cuivre, d’une élégance sobre que n’eût pas désavouée un amiral anglais. Elle était, en outre, d’une méticuleuse propreté mais, par contre, elle n’était pas vide.

Lorsque Marianne y entra, poussée par Kouloughis, elle aperçut, à demi étendu sur la couchette parmi des coussins de velours pourpre qui mettaient dans cette chambre la seule note colorée, un jeune garçon dont l’aspect était suffisamment surprenant pour retenir un moment l’attention la plus flottante car, à sa manière, c’était une espèce d’œuvre d’art mais d’un art passablement déviationniste.

Vêtu avec recherche d’un ample pantalon bouffant en soie bleu pâle, assorti à une sorte de dolman garni de larges brandebourgs de soie et impitoyablement sanglé sur une taille de jeune fille, coiffé d’une calotte à long gland d’or d’où s’échappaient d’épaisses boucles noires, le jeune éphèbe ouvrait avec langueur des yeux de biche ombrés de kohol et vigoureusement allongés au crayon. Quant à la bouche en fleur que gonflait sa moue boudeuse dans un visage d’une blancheur laiteuse, elle devait visiblement la plus grande partie de sa floraison au rouge qui la maquillait.

Très beau, d’ailleurs, mais d’une beauté résolument féminine, cet être hybride occupait ses longs doigts souples au nettoyage minutieux d’une statuette de faune, d’une rare obscénité, qu’il polissait avec des soins de mère. C’était là, sans doute, la curieuse ménagère d’un logis aussi bien entretenu.

L’entrée tumultueuse de Kouloughis et de sa prisonnière ne parut pas le troubler. Il se contenta de froncer ses beaux sourcils épilés et de jeter sur la jeune femme un regard où l’indignation le disputait à la répugnance. Il aurait certainement eu le même air offusqué si Kouloughis avait soudain déversé dans son univers raffiné un plein seau de détritus : une expérience nouvelle et inattendue lorsque l’on est l’une des plus jolies femmes d’Europe !

La grande chambre était bien éclairée par des bouquets de bougies parfumées. Kouloughis traîna Marianne auprès de l’un d’eux et, d’un geste preste, arracha le châle brodé qui enveloppait sa tête et ombrageait ses yeux. La masse, noire et brillante, de sa chevelure tressée apparut en pleine lumière tandis que la fureur faisait étinceler ses prunelles vertes. Quand la main du renégat l’avait touchée, elle s’était reculée instinctivement.

— Qu’est-ce qui vous prend ? Que faites-vous ?

— Tu le vois bien : j’examine l’article que je vais proposer à un connaisseur. Incontestablement, ton visage est beau et tes yeux magnifiques, mais on ne sait jamais ce que dissimulent les draperies des femmes de mon pays ! Ouvre la bouche !

— Que je...

— J’ai dit : ouvre la bouche. Je veux voir tes dents.

Et, avant que la jeune femme ait pu l’en empêcher, il avait saisi sa tête à deux mains et lui avait ouvert les mâchoires d’un geste précis qui traduisait une longue habitude. Malgré l’indignation qu’elle éprouvait à se voir ainsi traitée comme un simple cheval, il fallut bien que Marianne se résignât à subir l’humiliant examen qui, d’ailleurs, parut donner toute satisfaction à l’examinateur. Mais, quand Kouloughis voulut ouvrir sa robe, elle fit un bond en arrière et alla chercher refuge derrière la table de travail qui occupait le centre du carré.

— Ah non ! Pas ça !...

Le renégat eut l’air surpris puis, haussant les épaules avec agacement, appela :

— Stephanos !

C’était là, de toute évidence, le nom du ravissant occupant de la couchette et, non moins évidemment, Kouloughis l’appelait à la rescousse.

Cela ne lui plut pas car il se mit à pousser des cris affreux, se rencogna plus profondément dans ses coussins comme s’il défiait son maître de l’en faire sortir et, d’une voix haut perchée qui passa sur les nerfs de Marianne comme une râpe, débita un flot de paroles dont le sens général était des plus clairs : le délicat personnage refusait de salir ses jolies mains au contact d’une créature aussi repoussante qu’une femme !

Marianne, qui lui rendait son horreur avec usure, espérait qu’un tel refus d’obéissance allait valoir au mignon une solide raclée, mais Kouloughis se contenta de hausser les épaules avec un sourire indulgent qui allait aussi mal que possible à sa figure... et fonça sur Marianne.

Fascinée par la scène qui se déroulait sous ses yeux, elle ne s’y attendait pas. Mais, au lieu de tenter une nouvelle fois d’ouvrir la robe, il se contenta de palper rapidement tout le corps de la jeune femme, s’arrêtant de préférence à la poitrine dont il éprouva la fermeté avec un grognement de satisfaction. Un tel traitement ne fut pas du goût de Marianne qui, folle de rage, administra au marchand d’esclaves une vigoureuse paire de gifles.

Un court instant, elle goûta les joies violentes du triomphe. Kouloughis, changé en statue de la stupeur, frottait machinalement l’une de ses joues, tandis que son charmant ami, raide d’indignation, semblait sur le point de s’évanouir. Mais ce ne fut vraiment qu’un instant car, la minute suivante, elle comprit qu’elle allait payer son geste.