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Etendue à terre, non loin des degrés, Marianne ne bougea pas. Elle resta couchée dans l’attitude d’une femme parvenue aux derniers degrés de l’épuisement afin que le nouveau venu ne se méfiât pas d’elle et afin de pouvoir observer ce qu’il allait faire... surtout s’il se rendait auprès de Théodoros.

En effet, l’homme transportait deux cruches de terre et deux boules noirâtres qui devaient être du pain : la nourriture des prisonniers que Kouloughis, de toute évidence, n’entendait pas faire bénéficier des joies culinaires du bord. Mais, entre ses cils mi-clos, Marianne vit descendre, derrière lui, une autre paire de jambes : celles-là perdues dans les plis multiples d’un pantalon de soie qu’il lui semble bien reconnaître.

Que venait faire dans l’entrepont le ravissant Stephanos ?

Elle n’eut pas le loisir de se le demander longtemps. Tandis que le pas lourd du matelot s’éloignait vers la cloison, celui, léger, de son compagnon s’arrêtait au bas des degrés... et appliquait, dans les côtes de la jeune femme, un coup de pied aussi brutal que sournois. Avec un gémissement, elle ouvrit les yeux, le vit debout près d’elle, sur le point de recommencer. Tout en caressant la lame d’un long poignard courbe, il souriait, d’un sourire à la fois stupide et cruel qui glaça le sang de Marianne. Dans ses prunelles dilatées, la pupille n’était plus qu’un point noir, gros comme une tête d’épingle. De toute évidence, il était venu là pour faire subir à une créature qu’il considérait comme abjecte, mais peut-être dangereuse, un traitement approprié aux sentiments qu’elle lui inspirait.

Marianne ne réfléchit même pas. Elle se ramassa sur elle-même comme pour fuir le second coup de pied, mais, emportée par l’instinct et par la haine, son élan fut irrésistible. Se détendant comme une panthère qui attaque, elle sauta à la gorge de l’éphèbe, qui, surpris par l’assaut inattendu, voulut reculer et s’écroula dans l’escalier. Instantanément elle fut sur lui, saisit sa tête à deux mains et la cogna sur une marche avec tant d’énergie et de précision à la fois que le délicat personnage s’évanouit aussitôt, tandis que le poignard lui échappait des mains.

Elle s’en empara aussitôt, le serra contre elle avec un extraordinaire sentiment de triomphe et de puissance. C’était la vue de cette arme, bien plus que les coups de pied, qui avaient déclenché son réflexe. Se tournant alors vers le fond de l’entrepôt, elle aperçut le matelot qui, après avoir ouvert la porte dans une débauche de grincements, se disposait à entrer chez le prisonnier.

Tout avait été si vite qu’il n’avait rien entendu : seulement un bruit de chute qui n’avait pas dû l’émouvoir outre mesure. Dans l’espace d’un éclair, Marianne comprit qu’il ne fallait pas que cette porte se refermât.

Serrant le poignard dans sa main, elle courut vers l’ouverture que le reflet de la lanterne découpait nettement. L’homme, qui était grand et fort, se courbait déjà pour la franchir. Alors, avec la rapidité de la foudre, elle sauta sur son dos et frappa...

Le matelot eut un râle et s’écroula comme une masse près de sa lanterne, entraînant Marianne dans sa chute.

Stupéfaite de ce qu’elle venait de faire, elle se releva, considérant la lame courbe tachée de sang avec une sorte d’hébétude. Elle venait de tuer un homme sans plus hésiter que la nuit où elle avait assommé Ivy Saint-Albans avec un chandelier après avoir blessé, en duel, Francis Cranmere que, d’ailleurs, elle était bien persuadée alors d’avoir tué.

— La troisième fois !... murmura-t-elle. La troisième !...

La voix mi-joyeuse, mi-admirative de Théodoros la tira de cette espèce de prostration.

— Magnifique, princesse ! Vous êtes une véritable amazone ! Maintenant, délivrez-moi, vite ! Le temps presse et l’on peut venir.

Machinalement, elle ramassa la lanterne, et à sa lumière jaune aperçut le géant, ficelé comme un saucisson et couché de tout son long. Ses yeux riaient franchement dans son visage marqué par ce qu’il avait enduré et où la barbe repoussait déjà. Elle se jeta à genoux auprès de lui et se mit à trancher les cordes qui le liaient... Elles étaient grosses et solides. Elle y mit tant d’acharnement que la première céda bientôt. Dès lors, ce fut facile et en quelques secondes, elle eut débarrassé Théodoros de ses liens.

— Dieu que ça fait du bien ! soupira-t-il en étirant ses longs membres ankylosés. Voyons maintenant si nous pouvons sortir d’ici... Savez-vous nager ?

— Oui, je sais...

— Décidément, vous êtes une créature extraordinaire. Venez !

Passant le poignard à sa ceinture sans se soucier des taches de sang, Théodoros prit Marianne par le bras, la fit sortir de son cachot dont il referma soigneusement la porte après avoir tiré à l’intérieur le cadavre de l’homme mort. Mais, en se retournant, il aperçut le corps de Stephanos qui faisait une tache claire sur les marches de l’escalier et il regarda sa compagne avec stupeur :

— Celui-là aussi vous l’avez tué ?

— Non... je ne crois pas ! Assommé seulement... C’est à lui que j’ai pris le poignard... Il me donnait des coups de pied... et je crois qu’il voulait me tuer !

— Mais, ma parole, on dirait que vous cherchez des excuses quand vous ne méritez que des félicitations ! Si vous ne l’avez pas tué, vous avez eu tort... mais un tort peut toujours se réparer.

— Non, Théodoros ! Ne le tuez pas ! C’est le... le... enfin, je crois que le capitaine y tient beaucoup ! Si nous ne réussissons pas à fuir, il nous tuera impitoyablement...

Le Grec se mit à rire silencieusement.

— Ah ! C’est le beau Stephanos ?

— Vous le connaissez ?

Théodoros haussa les épaules avec un dédain amusé.

— Les goûts de Kouloughis sont connus de tout l’Archipel. Mais, vous avez raison quand vous dites qu’il tient beaucoup à cette petite ordure ! Aussi allons-nous procéder autrement...

Il se baissait déjà pour ramasser le corps inerte, quand un choc énorme se produisit. Le bateau trembla dans toutes ses membrures, tandis qu’avec un craquement sinistre, l’une des parois s’ouvrait.

— Nous avons touché ! gronda Théodoros. Ce doit être quelque récif. Profitons-en !

Un véritable tintamarre de hurlements éclata au-dessus de leurs têtes tandis que le bateau craquait de nouveau. Une voie d’eau apparut... D’une vigoureuse torsion de reins, Théodoros chargea Stephanos sur son épaule à la manière d’un sac de farine en faisant retomber sa tête sur sa poitrine, afin d’avoir le cou du garçon à portée de la lame courbe qu’il avait reprise. Visiblement, il pensait s’ouvrir un passage à travers les pirates en menaçant de tuer le grand amour de Nicolaos.

A sa suite, Marianne rampa le long de l’escalier, regarda au-dehors. Le pont était couvert de brume à travers laquelle les matelots s’agitaient comme des spectres en hurlant et en gesticulant, mais personne ne songeait à s’occuper d’eux.

Le vacarme était assourdissant. De la main qui tenait le poignard, Théodoros fit un signe de croix à l’envers, en bon orthodoxe :

— Varenta la madona ! souffla-t-il. Ce n’est pas un récif... C’est un vaisseau de haut bord !

En effet, contre le flanc droit de la polacre, une sorte de muraille hérissée de canons se dressait, éclairée par les lueurs fuligineuses des rares lanternes du pont grec.

Avec une exclamation de joie, Théodoros laissa tomber son fardeau à terre sans la moindre précaution.

— Nous sommes sauvés ! souffla-t-il à sa compagne. Nous allons grimper à bord...