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Il s’élançait déjà, mais elle le retint, anxieuse :

— Vous êtes fou, Théodoros ! Vous ignorez à qui appartient ce vaisseau ! Si c’était un Turc ?

— Un Turc ? Avec trois rangées de sabords ? Allons donc, c’est un vaisseau occidental, princesse ! Il n’y a que les gens de vos régions pour bâtir ces espèces de forteresses flottantes. Je parie pour un vaisseau de ligne ou une grande frégate ! Avec ce brouillard on ne voit même pas ses vergues. Il est vrai qu’on les sent.

En effet, les gréements des deux navires avaient dû s’enchevêtrer plus ou moins malgré la différence de taille et de lourds débris de bois tombaient du ciel invisible.

— On va se faire assommer ! Allons-y !

Dans une atmosphère de fin du monde, Théodoros entraîna Marianne vers l’arrière. Les pirates, en effet, se massaient à l’endroit où la polacre avait abordé, c’est-à-dire sensiblement vers l’avant. Mais le Grec dut tout de même assommer deux ou trois matelots qui surgirent de la brume et prétendirent se mettre en travers de son chemin. Ses poings énormes frappaient comme des massues.

L’éclairage de ce côté était bien meilleur. On y voyait briller les fanaux du navire abordé et les fenêtres de son château qui mettaient un halo dans la nuit laiteuse.

— Voilà ce qu’il nous faut ! fit le Grec qui cherchait quelque chose. Grimpez sur mon dos, mettez vos jambes autour de ma taille et serrez bien vos bras autour de mon cou. Vous ne saurez jamais vous servir d’une corde comme d’un escalier.

Il se penchait déjà pour charger la jeune femme. Devant eux, un filin pendait, à portée de main, mais dont l’extrémité semblait se perdre dans le ciel même.

— J’ai su autrefois, fit Marianne, mais maintenant...

— Justement. Nous n’avons pas le temps de faire des expériences : grimpez et cramponnez-vous !

Elle obéit tandis qu’il empoignait le filin. Aussi aisément que si son fardeau n’eût rien pesé, il s’éleva le long du cordage avec une incroyable aisance.

Sur le navire de Kouloughis, la panique était à son comble. Le bordage avait dû subir une grave avarie et le bateau visiblement s’enfonçait déjà. Les hurlements des matelots occupés à mettre les chaloupes à la mer étaient dominés par les cris féroces de Kouloughis qui appelait avec angoisse :

— Stephanos ! Stephanos !...

— Il n’a qu’à regarder par terre, grogna Théodoros. Il le trouvera son Stephanos !

Sur le grand vaisseau, cependant, on s’agitait aussi, mais beaucoup plus calmement. Le pont résonnait du claquement précipité des pieds nus des matelots mais, à l’exception d’une voix qui parlementait avec les gens de la polacre dans un romaïque teinté d’un curieux accent, aucun autre bruit ne se faisait entendre, sinon un murmure discret de conversation.

Soudain, amplifié par le porte-voix, un ordre partit de la dunette inconnue. C’était un ordre sans aucune importance pour Marianne. Pourtant, l’entendre lui causa un choc si violent que, de saisissement, elle faillit bien lâcher son compagnon.

— Théodoros ! souffla-t-elle. Ce navire... est anglais !

Lui aussi accusa le coup. Ce n’était pas une bonne nouvelle. La chaleur des récentes relations entre l’Angleterre et la Porte en faisait l’ennemie naturelle des Grecs révoltés. S’il était découvert, Théodoros serait livré au Sultan aussi simplement que par Kouloughis. La seule différence serait que l’opération ne coûterait pas un dinar au souverain qui réaliserait ainsi une sérieuse économie.

La coupée vers laquelle ils grimpaient n’était plus loin. Théodoros, un instant, arrêta son ascension :

— Vous êtes française, souffla-t-il. S’ils apprennent qui vous êtes, que se passera-t-il ?

— Je serai arrêtée, emprisonnée... Déjà, voici quelques semaines, une escadre anglaise a attaqué le navire qui me portait pour s’emparer de moi !

— Alors, il ne faut pas qu’ils le sachent. Il y a au moins quelqu’un qui parle grec, sur ce navire : je dirai que nous ayons été razziés par Kouloughis, que nous réclamons asile, que vous êtes ma sœur... et que vous êtes sourde et muette ! De toute façon, nous n’avons pas le choix : quand on s’échappe de l’enfer, princesse, qu’importe si c’est sur le dos d’un cheval emballé !...

Et il reprit son ascension. Quelques instants plus tard, tous deux s’écroulaient sur le pont de l’Anglais, aux pieds d’un officier qui se promenait en compagnie d’un homme vêtu d’un impeccable costume de toile blanche, aussi tranquillement que si le navire eut poursuivi, en mer, une paisible et agréable croisière.

L’intrusion de ces deux étrangers sales et assez loqueteux ne parut pas les surprendre outre mesure, mais plutôt les choquer comme une incongruité :

— Who are you[12] ? demanda l’officier d’une voix sévère.What are you doing here[13] ?

Théodoros se lança dans une longue et volubile explication, tandis que Marianne, oubliant soudain le danger qu’elle courait, regardait autour d’elle avec étonnement. Elle éprouvait tout à coup un sentiment indéfinissable : c’était comme si l’Angleterre de son enfance lui avait sauté au visage et elle en respirait le parfum avec une joie parfaitement inattendue. Cela tenait sans doute à ces deux hommes tirés à quatre épingles, au pont superbement briqué, aux cuivres étincelants de ce navire. Tout cela lui semblait extraordinairement familier. Il n’était jusqu’au visage de l’officier, qui d’ailleurs, au vu de ses insignes, devait être le commandant, dont les traits encadrés de favoris grisonnants, mais à demi dissimulés sous l’ombre du grand bicorne noir, ne lui parût bizarrement coutumier.

L’homme au costume blanc discutait maintenant avec Théodoros aussi âprement que lui, mais le commandant ne disait rien. Il devait regarder Marianne que l’un des fanaux éclairait, car elle sentait ses yeux attentifs sur elle aussi nettement que s’il avait posé une main sur son épaule.

L’interlocuteur du Grec se tourna soudain vers l’officier :

— Le bateau qui nous a abordés est celui de l’un des frères Kouloughis, les pirates renégats. Cet homme dit que lui et sa sœur ont été enlevés à Amorgos et qu’on les emmenait à Tunis pour les vendre comme esclaves. Ils ont pu s’évader à la faveur de l’abordage et ils demandent asile. La jeune femme est, paraît-il, sourde et muette ! Nous ne pouvons pas les rejeter à la mer, n’est-ce pas ?...

Mais le commandant ne répondit pas. Il tendit le bras et, sans un mot, prit la main de Marianne, l’entraînant jusque sur la dunette où une grosse lanterne éclairait la barre. Il la conduisit vers cette lumière et là, durant un moment, il scruta son visage.

Fidèle à son rôle, Marianne n’osait rien dire. Et soudain :

— Vous n’êtes ni grecque, ni sourde, ni muette, n’est-ce pas, ma chère enfant ?

Aussitôt, d’ailleurs, il ôtait son bicorne, découvrait un visage plein et coloré où deux yeux couleur de pervenche brillaient joyeusement. Un visage si brusquement remonté des profondeurs du passé que Marianne ne put s’empêcher d’y mettre un nom :

— James King ! s’écria-t-elle. Le commodore James King ! C’est incroyable !

— Moins que de vous retrouver ici voguant sur un bateau pirate en compagnie d’un géant grec ! Mais je n’en suis pas moins extraordinairement heureux de vous revoir, ma chère Marianne ! Bienvenue à bord de la frégate « Jason » en route pour Constantinople !

Et, prenant la jeune femme aux épaules, le commodore King l’embrassa sur les deux joues.

12

UN ARCHÉOLOGUE IRASCIBLE