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Sir James eut un bon sourire qui remonta ses favoris jusqu’aux oreilles :

— Il vous est, en effet, fort dévoué. C’est une chance pour vous de l’avoir eu à vos côtés. Je vous conduirai donc à Constantinople. Nous y serons, si le vent reste favorable, dans cinq ou six jours. Mais je ferai escale à Lesbos pour essayer de vous trouver quelques vêtements. Vous pouvez difficilement débarquer ainsi accoutrée ! C’est fort joli, bien sûr, mais assez peu conforme aux usages. Il est vrai que nous sommes déjà en Orient !

Il parlait maintenant d’abondance, détendu par les demi-confidences de Marianne, heureux de ce petit plongeon dans le passé et mêlant aux perspectives du court voyage qu’ils allaient faire ensemble les souvenirs d’autrefois qui leur donnaient, à tous deux, l’impression d’être revenus un instant sur les vertes pelouses du Devonshire.

Marianne se contentait de l’écouter. Elle se remettait mal d’avoir découvert tout à coup avec quelle facilité elle pouvait mentir... et être crue ! Elle avait mêlé la vérité à la fiction avec une aisance qui la stupéfiait et l’inquiétait tout à la fois. Les mots lui étaient venus tout seuls. Même, elle s’apercevait qu’avec l’habitude elle prenait maintenant un certain plaisir à cette comédie qu’il lui fallait jouer, une comédie sans autre public qu’elle-même pour juger de la réussite, mais qui l’obligeait au naturel, cette suprême expression du talent ; car, l’échec ne se traduirait pas par des coups de sifflet, mais bien par la prison ou par la mort. Et la conscience même du danger avait quelque chose d’excitant qui lui rendait le goût de la vie et lui faisait comprendre ce qui faisait la force d’un Théodoros.

Certes, il luttait pour l’indépendance de son pays, mais aussi il aimait le danger, il le recherchait pour la joie violente de se colleter avec lui et de le vaincre. N’eût-il pas eu de liberté à revendiquer qu’il se fût jeté quand même dans de difficiles aventures pour rien, pour le plaisir...

Elle-même découvrait soudain à sa mission une autre couleur que celle, amère, du devoir et de la contrainte : une saveur qu’une heure plus tôt elle lui eût refusée farouchement. Peut-être parce qu’elle lui avait coûté trop cher jusqu’ici pour ne pas l’accomplir jusqu’au bout !

Du long monologue de sir James, elle démêla aussi que l’homme au costume blanc était un certain Charles Cockerell, jeune architecte londonien passionné de vieilles pierres. Il s’était embarqué sur le « Jason » à

Athènes, en compagnie de son associé, un architecte de Liverpool nommé John Foster, avec lequel il se rendait à Constantinople, afin d’obtenir du gouvernement ottoman une autorisation de fouilles archéologiques concernant un temple qu’ils prétendaient avoir découvert, autorisation que leur refusait le pacha d’Athènes pour des raisons tout à fait obscures. Tous deux voyageaient pour le compte du club anglais des Dilettanti et venaient d’Egine où ils avaient déjà exercé leurs talents.

— Personnellement, j’aurais bien préféré qu’ils prissent passage sur un autre bateau que le mien, avoua sir James. Ce sont des hommes difficiles à vivre et pleins d’orgueil qui risquent de nous causer quelques difficultés avec la Porte. Mais le succès de lord Elgin, qui vient de rapporter à Londres une extraordinaire collection de pierres sculptées provenant du grand temple d’Athènes, leur tourne la tête : ils prétendent faire aussi bien, et même mieux ! Aussi harcèlent-ils notre ambassadeur à Constantinople de lettres et de réclamations concernant la mauvaise volonté des Turcs et l’apathie des Grecs. Quant à moi, si je ne les avais pas acceptés à bord, je crois qu’ils se seraient lancés à l’abordage !...

Mais les passagers occasionnels de la frégate n’intéressaient que médiocrement Marianne. Elle ne souhaitait pas se mêler à eux et le déclara sans détour au commodore.

— Le mieux serait, je pense, que je ne quitte pas cette cabine avant l’arrivée, dit-elle. D’abord vous ne sauriez trop sous quel nom me présenter. Je ne suis plus Mlle d’Asselnat et il ne saurait être question que j’emploie le nom de Francis Cranmere...

— Pourquoi pas Iady Selton ? Vous êtes la dernière descendante et vous avez parfaitement le droit de porter le nom de vos ancêtres. De toute façon, vous aviez bien un passeport en quittant la France ?...

Marianne se mordit la langue. La question était plus que pertinente et elle découvrait que les joies du mensonge avaient aussi leur choc en retour.

— J’ai tout perdu dans le naufrage, dit-elle enfin, le passeport avec... et, bien sûr, il était à mon nom de jeune fille. Mais ce nom français, sur un bateau anglais...

Sir James se leva et lui tapota paternellement l’épaule :

— Bien sûr, bien sûr... Mais nos difficultés avec Bonaparte n’ont rien à voir avec nos anciennes amitiés ! Vous serez donc Marianne Selton... car je crains qu’il ne vous faille vous montrer tout de même : outre que ces gens sont curieux comme des chats, ils ont une imagination incroyable. Votre arrivée romantique les a beaucoup frappés et ils seraient capables d’inventer Dieu sait quelle histoire de brigands qui me vaudrait peut-être des ennuis avec l’Amirauté. Pour notre confort à tous les deux, il vaut bien mieux que vous redeveniez tout à fait anglaise !

— Une Anglaise qui erre dans les îles grecques avec un serviteur tel que Théodoros ? Vous croyez que cela peut leur paraître acceptable ?

— Tout à fait, affirma sir James en riant. Chez nous l’excentricité n’est pas un péché : ce serait plutôt une marque de distinction. Nos deux lascars sont de braves bourgeois. Vous êtes, vous, une aristocrate : c’est ce qui fait toute la différence ! Ils vont être à vos pieds et, d’ailleurs, vous les passionnez déjà...

— En ce cas, je satisferai la curiosité de vos architectes, sir James, concéda Marianne avec un sourire résigné. Au surplus, je vous dois bien cela et je serais navrée que mon sauvetage vous causât le moindre désagrément.

13

NUIT SUR LA CORNE D’OR

Un quart d’heure plus tard, la frégate anglaise relâchait au petit port de Gavrion, dans l’île d’Andros et une chaloupe mettait à terre Charles Cockerell, que sa connaissance du grec désignait tout naturellement pour la mission de confiance dont il avait presque supplié le commodore de le charger.

C’était peut-être un homme impossible, mais certainement aussi un homme plein de ressources, car il revint, une heure plus tard, avec un assortiment de vêtements féminins qui, pour être exclusivement locaux, n’en étaient pas moins aussi seyants que pittoresques. Marianne commençait à s’accoutumer aux modes de l’Archipel et se montra ravie de sa nouvelle garde-robe. D’autant plus que le galant architecte y avait ajouté quelques ornements d’argent et de corail qui faisaient grand honneur à l’artisanat local comme à son goût personnel.

Pourvue d’amples robes blanches à triples manches flottantes, d’un manteau sans manches et sans col, brodé de laine rouge, de bas rouges, de chaussures à boucles d’argent et même d’un grand bonnet de velours rouge, Marianne présida le soir même la table de sir James où les uniformes sévères des officiers du navire et les fracs des deux archéologues tranchaient d’amusante façon avec le côté baroque de sa propre mise.

Elle était la seule note légèrement discordante dans un concert typiquement anglais. Fort attaché aux traditions britanniques, sir James veillait à ce que tout, dans son carré, fût absolument anglais : depuis l’argenterie, la porcelaine de Wedgwood et les meubles pesants de la reine Anne, jusqu’à la bière tiède, l’odeur de whisky... et la cuisine regrettablement insulaire.