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Epouvantée, la jeune femme se précipita, mais n’eut pas le temps de parvenir jusqu’au Grec. Déjà d’autres matelots arrivaient, sous la conduite d’un officier et, submergé sous le nombre, il fallut bien que le géant lâchât sa victime qui, déséquilibrée, roula jusqu’à la lisse, cherchant à arracher sa cravate pour retrouver l’usage de ses poumons.

Mais, malgré l’aide que lui apporta Marianne, il fut un moment avant de pouvoir parler. Entre-temps, on avait enfin maîtrisé Théodoros, et sir James, sorti de son carré, était arrivé sur les lieux du drame.

— Mon Dieu, Théodoros, qu’avez-vous fait ? gémit Marianne en tapotant les joues de Cockerell pour le ranimer plus vite.

— Justice !... j’ai voulu faire justice ! Cet homme est un bandit... un voleur !... affirma le Grec hors de lui.

— Ne dites pas que vous avez voulu... le tuer ?

— Si, je le dis ! et je le répète !... Il ne mérite que la mort ! Aussi à l’avenir, il devra se garder car je le poursuivrai de ma vengeance...

— Si toutefois vous en avez les moyens ! coupa la voix glacée de sir James qui insérait l’impeccable silhouette de l’ordre entre la jeune femme affolée et le groupe gesticulant qui maintenait avec peine le Grec déchaîné. Mettez-moi cet homme aux fers, vous autres, ajouta-t-il dans sa langue natale, il devra répondre devant les autorités du bord de sa tentative d’assassinat sur un Anglais !

L’épouvante de Marianne devint de la panique. Si sir James faisait appliquer à Théodoros l’impitoyable loi qui régnait dans la Marine anglaise, la carrière du rebelle grec risquait de se terminer au bout d’une vergue ou sous le fouet du maître d’équipage. Elle vola à son secours.

— Par pitié, sir James, laissez-le au moins s’expliquer. Je connais cet homme : il est bon, loyal et juste ! Il ne se serait pas livré à de telles voies de fait sans une raison sérieuse ! Souvenez-vous aussi qu’il n’est pas anglais, mais grec et qu’il est mon serviteur. Moi seule puis répondre de lui et de sa conduite. Ajouterai-je que j’en assume toute la responsabilité ?

— Lady Marianne a raison, intervint timidement le jeune médecin du bord qui était accouru et qui, occupé à donner quelques soins à Cockerell, n’en volait pas moins au secours d’une femme aussi follement séduisante. Vous ne pouvez, monsieur, faire moins qu’entendre les raisons de cet homme. Songez qu’il est avant tout le fidèle serviteur d’une noble dame et qu’il pousse son devoir jusqu’au fanatisme...

Visiblement, ce nouveau chevalier de Marianne n’était pas loin de suspecter Cockerell d’avoir tenté de s’introduire par force chez la jeune femme, crime qui, selon son échelle personnelle des valeurs, devait mériter au moins la corde. Cet enthousiasme arracha au commodore un imperceptible sourire, mais il n’en rembarra que plus rudement son subordonné :

— Et si vous vous mêliez de ce qui vous regarde,

Kingsley ? Si j’ai besoin de votre avis, je le solliciterai ! Faites ce que vous avez à faire et disparaissez ! Néanmoins... j e veux bien entendre ce que cet énergumène peut nous dire pour sa défense.

Cela tenait en assez peu de mots. Cockerell, au cours d’une de ces conversations avec Théodoros qu’il recherchait afin d’entretenir ses connaissances en langue grecque, en était arrivé à son sujet de conversation favori : ses découvertes. Or, le géant, à son tour, venait de découvrir que la fameuse autorisation tant désirée par l’Anglais concernait justement les ruines d’un temple qu’il considérait, lui, Théodoros, un peu comme sa propriété personnelle, parce qu’il avait vu le jour tout près de ses nobles colonnades, perdues au cœur du massif d’Arcadie et envahies par les broussailles, mais qui n’en étaient pas moins chères à son cœur farouche.

— Mon père m’avait appris que, voici cinquante ans, un maudit voyageur français était venu à Bassae, qu’il avait regardé, admiré, fait des dessins mais heureusement il était vieux, fatigué ! Il est reparti mourir chez lui et on ne l’a jamais revu. Mais celui-là est jeune et ses dents sont longues ! Si on le laisse faire, il dévorera le vieux temple d’Apollon comme l’autre Anglais a dévoré celui d’Athéna ! Et moi, j’ai décidé de ne pas le laisser faire !...

Jamais le commodore King ne s’était trouvé en face d’un tel motif d’agression, ni dans un tel embarras. Intérieurement, il maudissait l’architecte, sa langue trop longue et ses appétits de démolition qui échappaient à son âme de marin. De plus, il y avait Marianne qui plaidait avec ardeur pour son serviteur et, selon toute évidence, ne lui pardonnerait pas de le sacrifier à ce civil envahissant. Mais, d’autre part, l’attaque avait été publique et avait eu pour théâtre un vaisseau de Sa Majesté. Il pensa tout concilier en déclarant que Théodoros serait mis aux fers, comme il en avait donné l’ordre, mais que l’on attendrait d’être arrivés à destination pour statuer sur son cas, qui, après tout, était peut-être imputable à l’effet de la chaleur sur un sang trop ardent, et, qu’en tout état de cause, il faisait pleinement confiance à lady Selton pour châtier comme il convenait un tel manquement aux usages. C’était sous-entendre qu’après quelque trente-six heures de punition Théodoros serait libre d’aller se faire pendre ailleurs, mais qu’au moins l’architecte serait à l’abri de ses entreprises.

Marianne, soulagée, respira. Malheureusement ce verdict indulgent ne faisait pas l’affaire de Cockerell. Il avait eu trop peur pour n’être pas furieux et sa voix retrouvée s’élevait aigrement, soutenue par celle de son collègue en qui la solidarité s’était miraculeusement réveillée, pour réclamer le châtiment immédiat et impitoyable du coupable.

— Je suis sujet britannique ! s’écria-t-il et vous, commodore King, officier au service de Sa Majesté, me devez défense et justice. J’exige que cet homme soit pendu sur l’heure pour avoir attenté à ma vie !

— Mais vous n’êtes pas mort, que je sache, mon cher Cockerell, plaida l’interpellé d’un ton conciliant, et il ne serait pas juste de sacrifier une vie humaine à votre ressentiment ! A l’heure qu’il est, votre agresseur est à fond de cale et y restera jusqu’à ce que nous ayons jeté l’ancre...

— C’est insuffisant ! Je veux, j’ordonne...

Cette volonté était de trop. Le temps de la patience était passé pour le vieux marin.

— Ici, coupa-t-il rudement, je suis le seul à pouvoir dire j’ordonne ! Lady Selton a déclaré, et vous l’avez entendue comme moi, qu’elle assumait toute la responsabilité du geste de son serviteur. Il semble qu’après tant de protestations de galant dévouement dont vous l’avez accablée, vous l’ayez oublié. Tenez-vous vraiment à la désobliger gravement ?

— Lady Marianne a toute mon admiration et tout mon respect, mais je respecte fort aussi ma propre vie. Si vous la tenez ainsi pour quantité négligeable, sir James, je me vois dans l’obligation de ne l’en défendre que mieux. Aussi, ou bien cet homme sera puni comme il convient, ou bien vous jetez l’ancre dans le premier port de la côte anatolienne et vous me débarquez : je gagnerai Constantinople à cheval ! Nous n’en sommes plus si loin...

— C’est de la folie, Mr Cockerell, intervint Marianne, et je suis toute prête à vous faire toutes les excuses que vous voudrez à la place de mon domestique. Croyez que je regrette de tout mon cœur cet incident et que je châtierai le coupable dès que nous serons à terre !