J’ai ressenti un pincement au cœur.
— Qu’il me croit coupable ! Naturellement, je suis coupable, je n’ai pas cherché à le nier…
— Non, vraiment coupable…
— Expliquez-vous.
Elle a eu comme un furtif élan vers moi. À cet instant, j’ai senti qu’elle voulait vraiment m’aider ; pas seulement afin de bien faire son métier, mais parce qu’elle avait envie de me préserver d’un péril.
— Dites, monsieur Sommet !
— Maître ?
Je m’efforçais de rester froid, calme, détaché… C’était relativement facile à cause de ce malaise qui me grimpait le long de la colonne vertébrale et me glaçait le cœur.
— Les faits se sont bien déroulés de la façon que vous avez décrite ?
— Bien sûr !
— Ah ! bon. Voyez-vous, une chose a fait tiquer les enquêteurs, et surtout le juge…
— Quelle chose ?
— La conduite de votre femme. Elle n’avait jamais reçu de visites suspectes chez vous ! Elle sortait peu…
— Elle a reçu Stephan parce que je partais en voyage…
— Vous êtes parti en voyage d’autres fois et elle n’a reçu personne !
— Qu’en savez-vous ?
— Votre concierge…
— Au diable ma concierge ! Elle n’a jamais fait sentinelle devant ma porte tout de même ! Et même si Andrée recevait Stephan pour la première fois dans ma propre chambre, en quoi cela est-il suspect ? Il y a une première fois à tout ! Mettons alors que le hasard m’a fait tomber sur cette première fois-là !
La petite avocate n’a pas insisté.
— Le juge Lechoir est un homme méticuleux qui va toujours très au fond des choses…
Allons bon ! Il avait fallu que je tombe sur un coupeur de cheveux en quatre ! Ça promettait !
— Mais, bonté divine, maître, quelle autre version pourrait-on opposer à la mienne ? Ce n’est tout de même pas ma faute si j’ai eu un accident sur la route, qui m’a obligé de rentrer chez moi…
— Évidemment !
— J’ai voulu prendre un train pour Angers ! Il n’y en avait pas !
Elle s’est dressée.
— Mais oui, pour ma part je suis convaincue, monsieur Sommet…
— Vous êtes tellement convaincue que vous venez de me demander si les faits s’étaient bien déroulés tels que je les avais décrits !
Elle a baissé la tête.
— Je… je devais vous poser cette question ; mon métier…
— Bien sûr, votre métier !
Pauvre gosse ! Son métier… Il lui convenait aussi mal que le mien. Elle n’était pas faite pour ça, mais pour vivre une vie aérée, auprès d’un homme… Une vie qu’elle ne connaîtrait jamais, car elle n’aurait pas la force, elle, de la conquérir…
— Vous êtes heureuse, maître ?
Elle a rosi.
— Quelle drôle de question…
— Quel âge avez-vous ?
— Mais… Monsieur Sommet !
— Oh ! je ne devrais pas, mais nous ne sommes pas dans un salon ; après tout je suis un assassin, je peux me permettre de jongler avec les convenances…
Elle a hoché la tête.
— Vous n’êtes pas un assassin, monsieur Sommet… Enfin, pas un assassin ordinaire.
Elle ne croyait pas si bien dire.
— Alors, quel âge ?
— Vingt-neuf ans !
— Pas mariée, j’ai vu… Fiancée ?
— Non.
— Alors : la maman, les affaires qui marchent mal et l’appartement vieillot avec les trophées d’autres générations qui vous donnent envie de vomir ?…
— Pourquoi me dite s-vous ça ?
— Parce que vous m’êtes sympathique, mon petit…
Un prévenu qui parlait d’un ton protecteur à son avocat ; qui l’appelait mon petit, lui donnait des conseils, le questionnait sur sa vie privée : cette scène cocasse ne devait pas se trouver souvent dans les prisons de l’État.
— Voyez-vous, maître…
— Oui ?
— Vous manquez d’air !
Elle a eu un froncement de sourcils…
— C’est la vieille maman qui vous attache ? Il faut vite couper la corde… D’abord aller chez un bon coiffeur, vous êtes coiffée comme une bonniche qui va à la noce !
Ça m’avait échappé, ça aussi. Je le regrettais en voyant des larmes dans son regard.
— Excusez-moi, mais c’est vrai…
— Je…, j’ai eu un accident, ces derniers temps, ma cheville n’est pas encore remise et…
— Ah bon, ce n’est pas une infirmité, votre claudication ?
— Non. Je suis tombée dans l’escalier de notre immeuble…
Et parce qu’elle était tombée dans l’escalier de son immeuble, elle se faisait brûler les cheveux dans un petit salon de coiffure de quartier ! Pour une avocate, elle manquait de logique dans sa défense… Je ferais bien de prendre garde à la mienne.
— Vous vous moquez de moi, a-t-elle soupiré. Je sais, je suis risible. Vous savez que si vous voulez prendre un… autre avocat, vous le pouvez encore, la loi vous y autorise.
Elle voulait se draper dans sa dignité, mais au lieu de dire « un autre avocat » elle avait failli dire « un vrai ! ». Je le sentais. Et elle savait que de mystérieuses antennes me permettaient de lire en elle, d’y voir sa détresse… Elle ne savait pas être digne, comme elle ne savait pas être avocate !
— Je ne désire pas d’autre avocat que vous, mademoiselle… Je suis persuadé que vous saurez me faire acquitter !
Elle a souri, confuse. Puis son regard s’est voilé.
— Ne vous bercez pas trop d’illusions… Vous avez tout de même tué deux personnes, monsieur Sommet. Vous êtes le seul à l’oublier !
Et toc !
Contente, elle est sortie sans ajouter un mot. Elle venait de me clouer le bec et, pour elle, cela constituait comme une espèce d’importante victoire.
Nous nous sommes retrouvés l’après-midi dans le bureau du juge Lechoir. Ce dernier avait une chemise aux manches normales, cette fois, mais d’un mauve romantique peu compatible avec ses austères fonctions. Il la tempérait par un col en celluloïd, blanc, aux coins cassés, et une cravate noire.
Tout cela ne l’empêchait pas de ressembler cet après-midi à un dessin de Peynet — d’un Peynet un peu cafardeux.
Son greffier avait toujours son air de crapaud rassasié et sa rame de papier blanc devant lui. Cette fois il a eu pour moi un regard intéressé. Un seul, glissé languissamment sous une paupière trop lourde. Puis il a pris son porte-plume et a affûté le bec sergent-major sur le bord rugueux de l’encrier.
— Bonjour, maître Foucot ; bonjour, Sommet !
J’ai choisi la chaise, Sylvie Foucot a pris place dans le fauteuil simili-Empire qui bavait son crin lamentablement. Un silence angoissant s’est établi. Le juge avait devant lui quelques feuillets d’inégales dimensions qu’il s’amusait à superposer dans leur ordre décroissant, en les joignant tous par le même angle. Dieu, que cette opération était agaçante ! J’avais envie de crier ! Je me sentais nerveux ! J’en voulais à tous ces gens de troubler ma quiétude. Pourquoi ne me laissaient-ils pas dans la paix de ma cellule ? J’aimais la lumière de caveau qui y flottait. Une bonne lumière pour les rêves. Une lumière qui ne les effarouchait pas. J’aimais la table de bois scellée au mur, le lit dur sur lequel je me reposais bien mieux que dans notre couche « d’avant » ! J’y dormais seul ! C’est pour cela que c’était vraiment un lit !
Bien entendu, Maître Sylvie Foucot, après ce que je lui avais dit le matin, avait cru devoir modifier sa chevelure. Elle s’était fait une raie de côté. Une raie qui n’arrangeait rien, décidément.