— Monsieur N’Guyen, voulez-vous refaire votre déposition en ce qui concerne l’appel téléphonique de M. Sommet ?…
De sa voix morte, sans passion, Li s’est mis à réciter.
— Il était un peu plus de huit heures, M. Sommet m’a demandé à parler à mon maître. Je lui ai répondu que Monsieur dormait encore ; il m’a dit de le réveiller…
« J’ai pris l’appareil et je suis allé le brancher dans la chambre de mon maître après avoir averti celui-ci. Monsieur a pris la communication pendant que j’ouvrais les volets et que je tirais les rideaux. Puis je l’ai entendu demander : « À quelle heure venez-vous ?… »
— Vous prenez note, Sommet ? a interrompu le juge.
Mon avocate s’est approchée de moi et m’a chuchoté :
— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de cet appel téléphonique ?
Elle n’allait pas s’en mêler aussi !
Naturellement elle a tout de suite battu en retraite, un peu vexée, mais surtout humiliée.
— Poursuivez, monsieur N’Guyen…
— Ces messieurs ont parlé… Naturellement je n’entendais pas ce que disait M. Sommet… Mon maître faisait des « bon », « bien », « entendu ». Il a raccroché, il semblait surpris…
Le juge s’est avancé sur son bureau comme il s’apprêtait à ausculter le meuble.
— Il semblait surpris, monsieur N’Guyen ?
— Oui, a répondu l’Annamite. Il est resté un moment à regarder l’appareil, puis il a soupiré : « Ça alors, moi qui n’avais pas envie de sortir aujourd’hui ! »
Li s’est tu. Il avait toujours son attitude réservée d’étudiant poli. Il attendait.
— Au cours de cet entretien, votre maître a-t-il prononcé un nom de pâté ?
— Un nom de quoi ? a bredouillé Li.
— De pâté… M. Sommet prétend qu’il demandait à son ami le nom d’une terrine qu’on fabrique, paraît-il, en Anjou…
L’Annamite semblait surpris. Il a secoué la tête.
— Je n’ai pas tout entendu…
— Très bien, je vous remercie, monsieur N’Guyen, ce sera tout pour aujourd’hui.
Li s’est levé. Il a fait un plongeon cérémonieux et le juge l’a escorté jusqu’à la porte du couloir.
Quand il est revenu s’asseoir, il paraissait fatigué mais comblé.
— Monsieur Sommet, a-t-il énoncé d’une voix officielle, je préfère jouer cartes sur table avec vous. J’ai la conviction que vous avez assassiné votre femme et votre ami avec préméditation et j’entends le démontrer !
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII
Ça m’a rappelé ces instants affreux de ma petite enfance où notre voisin, l’ivrogne, me courait après en brandissant une fourche. Je fuyais, éperdu, sans crier, la poitrine bloquée dans un corset de glace, n’osant me retourner… Je savais que je courais plus vite que l’homme ivre ; je savais aussi, confusément, que même s’il me rattrapait il ne me ferait pas de mal car il jouait seulement à me terroriser et c’était en réalité un bon type… Pourtant ma terreur était totale. Je poussais la barrière de bois de notre maison et je ne faisais qu’un bond jusqu’à la cuisine où ma mère préparait le repas des hommes. Devant mon visage blafard et mon nez pincé elle comprenait immédiatement.
— C’est encore Teillon qui fait des siennes !
Elle s’avançait sur le pas de la ferme, les mains aux hanches et invectivait l’autre ahuri qui brandissait sa fourche devant le portail, sans oser rentrer…
Oui, ce que j’éprouvais à cet instant ressemblait à ma terreur d’autrefois. Seulement je n’avais plus de barrière pour me protéger… Et il n’y avait plus ma mère, si solide dans ce brouillard de choux ébouillantés…
Alors c’est vers Sylvie que je me suis tourné. J’étais heureux qu’elle fût une femme. Elle a plongé ses petits yeux dans les miens. Elle a senti, elle a compris…
Un brusque changement s’est opéré en elle.
— Monsieur le juge !
Sa voix avait une assurance que je ne lui connaissais pas.
— Maître ?
— Je me permets de prendre note de vos paroles…
— C’est-à-dire ?
— Je pense qu’elles outrepassent vos fonctions car elles constituent une sorte de menace.
Il n’en revenait pas. Il l’avait jugée comme quantité négligeable et voilà qu’elle se rebiffait ! Du coup je ne me sentais plus seul. Je n’étais plus le petit garçon qui se tordait les pieds dans les ornières du chemin pour fuir devant la brute.
— Qu’entendez-vous par là, maître, je crois que vous dramatisez !
— Absolument pas. Je prends vos termes à la lettre, simplement. L’affaire que vous instruisez est des plus claires. M. Sommet rentrant fortuitement chez lui… J’insiste sur le mot car vous ne pouvez le contester ! Rentrant fortuitement chez lui, disais-je, a trouvé sa femme dans les bras de son ami, et ce dans sa propre chambre à coucher… Il a vu rouge, il a tiré ! Savoir comment et dans quelles conditions, c’est ce que vous avez à déterminer… Mais vous vous appliquez à monter une affaire de préméditation, alors que c’est la dernière pensée qui puisse venir à l’esprit dans le cas présent !
— Je monte une affaire de préméditation, maître ?
La voix glacée du juge a coupé le bel effet de la jeune fille.
— Vous venez de le dire à Sommet !
— Je lui ai dit que j’avais la conviction que cette affaire était moins nette qu’il n’y paraissait à première vue. On me paie, mademoiselle, pour avoir des convictions de ce genre et pour pouvoir les étayer !
Elle n’a plus rien dit.
— Pourquoi Sommet n’avait-il pas mentionné ce coup de fil ? Il est inconcevable qu’il ne s’en soit pas souvenu !
— C’est pourtant un oubli de ma part, ai-je affirmé.
— D’où vient que le domestique n’ait pas entendu le nom de ce soi-disant pâté ?
Sylvie a haussé les épaules.
— Cet homme est asiatique, il n’aura pas pris garde à un mot qu’il ne connaissait pas. N’oubliez pas qu’il n’avait pas l’écouteur, monsieur le juge. Pendant la communication, il nous l’a dit lui-même : il vaquait à ses occupations…
— Oui, en tendant l’oreille, comme tous les domestiques ! Pourquoi la victime vous a-t-elle demandé : « À quelle heure venez-vous ? », Sommet ?
Maintenant j’avais retrouvé tout mon calme. La « sortie » que Sylvie Foucot venait de faire au juge avait rétabli l’équilibre à mon profit.
— Il m’a dit en réalité « à quelle heure revenez-vous » ! Il pensait que j’allais rentrer dans la journée.
— Et que lui avez-vous répondu ?
— Que je coucherais à Angers…
Lechoir a caressé délicatement ses joues caves, comme pour vérifier s’il les avait rasées de près.
— Et ces paroles, après le coup de téléphone, a-t-il murmuré se parlant à lui-même : « Moi qui n’avais pas envie de sortir aujourd’hui ! » Sommet ! Je le sens, vous lui avez fixé ce rendez-vous à votre domicile !
— Non ! Ridicule : je partais…
— Pourquoi a-t-il dit ça, alors !
Sylvie est intervenue une fois de plus :
— Mais ça me paraît l’évidence même, monsieur le juge…
— Vraiment !