— Mais je ne demande pas mieux que d’être votre amie !
— Je suis impulsif, maître… Je n’ai pas songé que je ne suis plus un ami potable !
— Ne dites pas ça… Vous croyez que je ne vous ai pas compris, moi aussi ?
Je l’ai regardée, indécis :
— Compris ? Oh, oh ! en voilà un drôle de mot… Eh bien, qu’avez-vous compris ?
— Vous avez souffert toute votre vie, je ne sais pas de quoi, peut-être de la vie, simplement ?
Je ne sais pourquoi ses paroles m’ont blessé. Elles ont réveillé mon mal que je croyais arraché de moi avec ces deux meurtres. Il était toujours présent, dans mon crâne, dans ma chair ! Toujours aigu et fade… Diffus, lancinant ! Un mal sans doute incurable… Un mal qui repoussait dans mon jardin après que je l’y eusse enterré. Oui, des pousses neuves surgissaient du sol.
À plat ventre sur mon lit étroit, je les ai regardées croître dans le noir de mon âme… C’était étouffant !
— Sylvie, je suis malheureux, très malheureux…
Elle est venue s’asseoir au pied de ma couche.
— Ayez du courage…
— Ah non ! Attendez le dernier jour pour prononcer une phrase pareille !
— Vous dites des folies, monsieur Sommet !
— C’est votre première affaire d’assises, n’est-ce pas ?
— Oui !
— Et naturellement vous avez plus peur que moi ?
— Sans doute !
— Pourquoi avez-vous choisi ce métier, Sylvie ?
— J’avais envie de secourir mon prochain et la médecine ne m’attirait pas !
— Vous vous apercevez maintenant que ça n’est pas un métier qui permet de secourir, n’est-il pas vrai ? C’est un métier de jouteur, au contraire…
— C’est vrai, mais je ferai l’impossible… Ayez confiance en moi !
— Mon affaire vous bouleverse, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Parce que c’est la première, ai-je ajouté d’un ton qui se voulait léger.
Elle a secoué la tête avec énergie.
— Non, elle m’intéresse en elle-même… À cause de tout ce qu’elle dévoile de détresse en vous…
— De détresse ?
— Oui. Voyez-vous, monsieur Sommet…
— Ne m’appelez pas M. Sommet, je vous en supplie !
— Comment voulez-vous que je vous appelle ?
Elle avait raison, comment ? Elle ne pouvait pas se mettre à utiliser mon prénom, comme je le faisais malgré moi, avec elle.
— Vous disiez ?
— Je disais que je partage l’avis du juge, ne m’en veuillez pas.
— À savoir ?
— Vous avez tué votre femme et votre ami autrement !
— Expliquez-vous !
— Ça m’est impossible, je le sens, je le devine en vous voyant, car vous n’êtes pas le genre d’homme qui saute sur un pistolet en trouvant sa femme dans les bras d’un autre…
— Vous croyez ?
— Oui. Il y a dans tout votre individu un je-ne-sais-quoi de réfléchi qui vous fait sans doute agir à contretemps, et pas comme le commun des mortels…
— Vous avez trouvé ça toute seule ?
— Oui, mais je ne suis pas la seule à l’avoir trouvé ! Le juge d’instruction est un homme très psychologue qui a eu la même impression dès le premier jour… Il a dû faire contrôler vos déclarations de très près… Et je sens qu’il a découvert quelque chose… Quelque chose de très important, qui doit sérieusement infirmer votre version !
— En ce cas, pourquoi ne produit-il pas ce quelque chose ?
— Il préfère le garder en réserve. Vous n’avez donc pas compris qu’il sape votre moral en ergotant sur les points discutables, comme ce coup de fil du matin ? Mais lorsqu’il vous estimera à point, il vous placera sa botte secrète : le gros argument devant lequel vous resterez sans voix et qui vous flanquera par terre !
— Ça m’étonnerait…
Il y a eu un silence… Elle a ôté un fil blanc de la manche de son tailleur neuf.
— Vous n’avez rien à me dire ?
— Rien, mon petit… Sinon que je vous trouve très gentille et que je remercie la Justice de m’avoir donné un avocat comme ça !
CHAPITRE IX
Non, très franchement, je n’avais rien à lui dire… Quelle tête aurait-elle faite en apprenant la vérité ? Ce trouble que je lui causais se serait aussitôt transformé en horreur. Elle n’aurait plus osé pénétrer seule dans ma cellule… Personne ne devait savoir ! Pas même mon défenseur !
Je n’aurais pu vivre avec la pensée qu’un être humain savait ! Même si aucun danger ne risquait de venir de lui ! C’était mon jardin à moi. Avec son fumier, ses pousses nouvelles et un chiendent pas ordinaire… Lorsque je me serais dépatouillé de ce micmac judiciaire, lorsque je serais acquitté ou que j’aurais purgé la peine légère que j’encourais, je filerais loin de tout… De mes origines paysannes, je conservais une certaine nostalgie de grands espaces et de la solitude. Peut-être avais-je raté ma vie en étant trop studieux ? Peut-être étais-je fait pour creuser de vrais labours dans des vrais champs, au lieu de remuer la terre malsaine de mon fameux petit jardin ?
J’avais toujours été un transplanté, un péquenot ! Dans le fond, c’est surtout à cause de cela que Stephan me méprisait. Lui, il était racé… Moi je n’avais pu, malgré tous mes efforts, franchir la ligne… Il restait du fumier à mes semelles et jusque dans mes paroles… Je sentirais toujours l’étable… Quoi que je fasse !
L’après-midi, en pénétrant dans le bureau du juge, j’ai compris que « c’était pour ce jour-là ». Il était immobile et solennel comme un buste de marbre… Le greffier avait remonté son cache-nez jusqu’aux oreilles, comme pour s’embusquer derrière les grosses mailles. Il mijotait dans son jus de fonctionnaire morose. Il avait pour lui un univers d’habitudes et de devoirs faciles qui le sauveraient toujours de lui-même et des autres…
Sylvie était déjà là… Elle avait les traits tirés comme après une nuit d’insomnie. Elle ne m’a pas regardé en entrant… Le juge venait de la mettre au courant. Elle savait ! Mais que savait-elle ?
— Asseyez-vous, Sommet !
— Merci…
Maintenant je connaissais bien le contact rugueux du cuir usé des accoudoirs… Je m’étais « installé » dans le petit bureau administratif… J’avais des objets auxquels me raccrocher… Des objets insignifiants, très quotidiens, qui me rassuraient comme me rassurait la rumeur de Paris montant jusqu’à la croisée… J’aimais surtout un cendrier de marbre agrémenté d’une biche en bronze dressée sur un rocher… Je l’aimais à cause de l’animal qui me faisait évoquer la montagne avec la liberté de son ciel tout proche et son grand silence intense…
— Sommet, j’ai deux questions précises à vous poser, aujourd’hui…
— À votre disposition, monsieur le juge !
— Lorsque vous êtes entré dans la chambre, vous m’avez dit que votre femme et votre ami s’embrassaient ?
— Et je le maintiens, monsieur le juge… D’ailleurs je crois avoir remarqué que Stephan était barbouillé de rouge à lèvres…
— C’est justement ce qui nous déconcerte, Sommet…
La sonnerie d’alarme a retenti en moi. Je me suis revu frottant le rouge à lèvres de ma femme sur le visage mort de Stephan. Avais-je commis une imprudence ? Avait-on pu déterminer que ces traces n’avaient pas été faites par une bouche, mais directement par le tube ?