— Monsieur le juge, permettez-moi de vous dire que vous faites du roman !
— Je refais le vôtre ! Stephan vous écrivait ces lettres, chacune de vos visites avait son épilogue dans son bureau…
— Toujours aux dires de son domestique ?
— Pourquoi mentirait-il ?
— Je me le demande… Mais pourquoi ne se tromperait-il pas ?
— Non, il dit vrai… Ces lettres, ce sont celles qu’on a retrouvées dans la coiffeuse de votre femme et qui portent vos empreintes… D’ailleurs elles sont signées d’une formule « Celui qui t’aime » ou « Celui qui t’attend » et non d’un prénom…
— Je n’ai rien à ajouter à mes dénégations, monsieur le juge. Tout cela relève de la plus haute fantaisie…
— Vous avez tort, Sommet !
Non, je n’avais pas tort. Nier ! Nier à… oui, à mort ! C’était ma dernière chance. Les laisser ressusciter la vérité, mais protester de mon innocence… Il suffisait que plusieurs membres du jury soient ébranlés par mes dénégations pour que je parvienne à sauver ma peau…
— Je n’ai pas prémédité ces meurtres ! J’ai dit la vérité ! Je n’ajouterai plus un mot…
— Même lorsque je vous aurai dit qu’on a trouvé trace de gros versements d’argent sur vos comptes bancaires respectifs ? Stephan vous a prêté de grosses sommes… De très grosses sommes… Il avait les quittances en venant chez vous se faire trucider !
J’en ai eu le souffle coupé ! Grand Dieu, que cet homme était fort ! Avec ses chemises impossibles, ses complets luisants à force d’être repassés, son air compassé et sa voix coupante, il savait tout… Il reconstituait la vérité !
— Sommet, vous avez tué votre ami pour lui reprendre les reçus !
— Stupide !
— Non : plausible ! Vous avez voulu faire croire à un crime passionnel, mais c’est un crime crapuleux !
— Non !
— Si !
— Vous n’avez pas brûlé ces reçus… Peut-être les avez-vous avalés ? En ce cas je ne pourrai pas faire la preuve de ce que j’avance… Mais il se peut aussi que vous les ayez jetés dans les toilettes. Des voisins croient se rappeler que la chasse d’eau a fonctionné après les détonations… À tout hasard je fais opérer des fouilles dans la fosse d’aisance ! Vous voilà prévenu…
Il a mis ses mains à plat sur son sous-main, comme pour prendre appui. Il s’est soulevé.
— Maître…
Sylvie s’est levée, comme dans un songe… Elle s’est inclinée devant le juge et elle est partie sans me regarder. Lorsque je suis sorti dans le couloir, elle avait disparu.
J’ai tendu mon poignet au garde, comme d’habitude. J’étais froid et vide.
Et un peu mort, déjà !
CHAPITRE X
Plusieurs jours se sont écoulés, sans que je revoie Sylvie, ni le juge. On semblait m’avoir oublié. Je tournais en rond dans ma cellule où flottait une lumière visqueuse de caveau, comme un animal pris dans une trappe.
Je sentais bien que chaque minute de la journée travaillait contre moi, qu’elle apportait sa petite participation à ma mort… Le monde entier se coalisait pour tisser mon suaire !
Je m’étais cru très fort… Mais je n’étais qu’un pauvre type, comme toujours… Toute ma vie je n’avais eu que des demi-succès qui me poussaient en avant, sans toutefois me fournir des armes assez fortes pour combattre…
À la fac de Paris, j’avais passé deux fois chacun de mes examens… Partout j’étais arrivé au tour de repêchage, juste avant la fermeture des portes. Longtemps j’avais considéré que c’était après tout une forme de chance, mais j’avais fini par découvrir qu’il n’en était rien. La chance a un autre visage… Stephan avait eu de la chance… Du moins jusqu’au jour où j’avais croisé son chemin… Moi, j’étais une demi-portion, un demi-raté… Un rabougri, gonflé de chimères…
Oui, plusieurs jours se sont écoulés ainsi. Inertes ! Je les franchissais sans y prendre garde. La vie de la prison m’ensevelissait dans son espèce de paix grise. C’était plein de rites infimes qui morcelaient les journées, en faisaient vaille que vaille des journées cohérentes et ordonnées. Il y avait la toilette du matin. La promenade dans la cour, avec les autres. Les repas. Des livres que je prenais à la bibliothèque et que je m’efforçais de lire, sans m’y intéresser car, en filigrane il y avait cette idée fixe : « Tu es perdu, Berny ! On va te couper le cou, Berny »…
Tout serait long et rapide à la fois… Long dans le temps, mais rapide dans la succession des faits. Le procès, la condamnation… Un jour, un matin : le réveil et la mort !
Plusieurs fois, au cours de ma vie, j’avais frôlé la mort. Entre autres le jour de cet accident qui m’avait donné l’idée de tuer Andrée… J’avais eu peur, très peur. Et pourtant j’avais senti que ça devait être supportable ! On devait arriver, à force de paroxysme dans la terreur, à accepter sa mort, à la recevoir… Dommage ! J’aurais aimé tenter ma chance une seconde fois… Jamais je ne pourrais aller vivre dans la montagne et essayer de recommencer. Les hommes n’ont pas de seconde chance. Ils réussissent ou ils échouent, mais le lot de consolation n’existe pas ! Jamais !
Un après-midi, la porte s’est ouverte.
— Votre avocate !
Elle est entrée. Elle ne boitait plus : sa cheville avait fini de guérir. Elle avait une coiffure tout à fait nouvelle, très courte, qui dégageait son visage… Et on voyait que ce visage était régulier. Elle s’était mis un fond de teint qui ressemblait à un hâle et lui allait bien. Elle était presque jolie. Je ne croyais pas à une pareille transformation ! C’était extravagant lorsqu’on la comparait à son aspect rabougri de corbeau malade du premier jour…
J’ai fait un effort pour lui sourire.
— Bonjour !
— Bonjour…
Elle se tenait droite, sa vieille serviette de cuir noir sous le bras. Une serviette qui avait dû lui servir au cours de ses études et à laquelle s’attachait maintenant une sorte de fétichisme…
— Vous m’avez laissé tomber tous ces jours…
— J’ai même failli vous laisser tomber tout à fait…
— Vraiment ?
Elle a ouvert la serviette sur son bras gauche et en a sorti un journal qu’elle m’a lancé. Il n’y avait pas besoin de l’ouvrir. C’était en première page, et sur trois colonnes :
Odieuse mise en scène du meurtrier. Crime passionnel exclu ! L’assassin a tué pour se débarrasser d’une dette de huit millions !
Les caractères dansaient devant mes yeux. Ils étaient noirs, luisants, épais, comme ceux qu’on grave dans des pierres tombales.
J’ai essayé de lire l’article… Les dix premières lignes m’ont suffi ; elles contenaient toute l’affaire telle qu’elle s’était déroulée… On avait retrouvé les morceaux de reçus dans la canalisation de la fosse d’aisance… J’étais confondu !
Je n’ai pu lire plus avant, tout se brouillait… Cela faisait comme en été lorsque la chaleur danse sa sarabande au ras du sol ! J’ai repoussé le journal.
— Eh bien, je crois qu’on peut me considérer comme un homme mort, ai-je murmuré en regardant mon avocate.
Elle se mordait la lèvre inférieure. Elle semblait désemparée.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit ?
— Oh ! ce n’est pas le moment d’être susceptible…