En m’éloignant, je le regardais dans mon rétroviseur. Il se tenait debout devant la grille de sa propriété, dans une attitude pleine de nonchalance et de grâce…
Lui aussi était un drôle de type. Moins compliqué que moi, sans doute, mais beaucoup plus fort.
Oui, beaucoup plus fort.
Il faisait partie des mauvaises plantes de ma vie, de celles que je devais enfouir pour…
CHAPITRE III
Je suis rentré chez moi plus tôt que de coutume. D’ordinaire, je ne parvenais jamais à franchir le seuil de mon appartement.
Je traînassais dans des bars ; non pour consommer, mais pour y capter un peu de cette touffeur intime dont les Français sont friands. Elle m’était nécessaire. Depuis que je n’aimais plus Andrée, j’avais pris ma maison en grippe. Ses grandes pièces lambrissées me semblaient sinistres et ses meubles de style m’accablaient.
Je m’étais aperçu de mes nouveaux sentiments pour Andrée un soir du mois précédent alors que, justement, nous revenions d’un dîner chez Stephan. Il était tard et je roulais à vive allure sur la route de Quarante-Sous. Avant d’arriver aux postes d’essence, celle-ci décrit un dos-d’âne très prononcé. En parvenant au sommet de cette éminence, j’ai eu la brusque et affolante vision d’un camion stoppé au travers de la route à une vingtaine de mètres. C’était un de ces véhicules servant à transporter la production des usines Renault. Il y avait une douzaine de petites voitures superposées sur l’attelage, et, avec leurs phares en lanternes, elles ressemblaient à quelque fête foraine bizarre.
J’ai eu le temps de me faire cette comparaison avant de freiner. Étrange instantanéisme de la pensée. Il y avait en moi une insurmontable horreur, et pourtant, quelque chose demeurait lucide dans mon esprit ; mieux que lucide, même, étranger à ce qui se déroulait. Andrée n’a rien dit ; mais son épouvante a été en parfaite communion avec la mienne. Mon pied touchait le plancher, comme si la pédale du frein eût fait corps avec lui. Mais mon véhicule semblait ne pas répondre à cette pression désespérée. Et puis l’auto s’est mise à zigzaguer terriblement. Elle s’est placée parallèlement au camion sur la route, et nous avons percuté celui-ci assez mollement, de profil.
C’est alors qu’Andrée a libéré ce cri trop énorme qui l’étouffait. Elle a été projetée contre moi.
À cette seconde j’ai cru qu’elle était morte, et une joie sauvage, puissante, une joie qui me faisait honte et m’enchantait tout à la fois s’est emparée de mon être. J’étais heureux de vivre encore et heureux qu’Andrée ne vive plus.
Je regardais le faisceau immobile de mes phares braqués sur un champ de luzerne. Leur lumière blonde se diluait dans des confins vaporeux, arrachant du néant des formes fumeuses…
Et puis il y a eu la vie, de nouveau, la vie qui a brisé le louche enchantement de l’instant. Les convoyeurs se sont précipités.
« — Vous êtes blessés ? »
La lumière des autos allumées éclairait mal leurs faces inquiètes… Ils avaient des odeurs fortes de travailleurs… Des odeurs de cambouis et de sueur… Des odeurs vivantes, infiniment douces à respirer.
Andrée s’était redressée. Elle portait au front une bosse énorme, très ridicule, et une écorchure sur l’arête du nez.
« — Non, je crois que ça va… »
« — Nous avions une fuite au réservoir de gasoil… Dans la rampe, les roues de la remorque ont patiné… »
Mais je n’écoutais plus les explications. Je regardais Andrée qui se frottait le front. Elle vivait ! Pourquoi avais-je éprouvé cette grande joie en la croyant morte ? Depuis très longtemps, je n’éprouvais plus pour elle que cette affection maussade qu’on porte aux personnes avec lesquelles on partage sa vie depuis longtemps… Mais je venais de comprendre à quel point je la haïssais…
En reprenant la route, j’imaginais son cadavre sur la civière d’une ambulance… Je me sentais nostalgique et impitoyable…
Je songeais : « Mais qu’est-ce qui ne va pas ! Qu’est-ce qui ne va pas ! »
Pourquoi suis-je ainsi ?
Nous étions mariés depuis quinze ans, Andrée et moi. Je croyais que cette longue période de vie commune nous avait soudés… Elle nous avait divisés, au contraire. Nous nous étions refroidis. Seulement, cela s’était fait insensiblement. Nous continuions à jouer aux époux unis, et pourtant nous étions deux tendres ennemis liés l’un l’autre par leur passé…
Et nous n’aurions pas le courage de le rompre. Mon Dieu ! Comme je trouvais cette acceptation désespérante ! Il y avait notre jeunesse, comme un mur impalpable qui nous retenait prisonniers. Nous ne pouvions pas nous en dégager, nous n’osions pas…
Lorsque je suis arrivé à la maison, Andrée lisait au salon en écoutant la radio. J’avais fait doucement, et elle ne m’avait pas entendu entrer. Je me suis arrêté un instant dans l’entrebâillement de la porte pour la contempler, espérant que sa beauté discrète réveillerait en moi un peu de cet amour disparu. Mais j’avais le cœur sec et les yeux froids. Je n’étais plus sensible à son doux visage dont les yeux noisette avaient parfois une étrange fixité. Elle était très brune, coiffée court, et autrefois j’aimais sa bouche parce que c’était vraiment une bouche de femme idéale : bien dessinée, un peu charnue, et dont les commissures constituaient un permanent et ironique sourire.
Mon regard l’a troublée. Elle a relevé la tête et a sursauté. En la regardant, j’ai pensé à ce cri de total désespoir qu’elle avait poussé dans l’auto, au moment où nous percutions le camion.
— Déjà ! a-t-elle soupiré.
— Ça t’ennuie ?
— Pourquoi dis-tu cela ! Au contraire…
Elle m’a embrassé. Elle avait une odeur suave qui me troublait beaucoup jadis, mais que j’arrivais à ne plus sentir. Sa bouche avait toujours cette fermeté tiède… Avant aussi j’y étais sensible ! Pourquoi ces émotions, ces sentiments s’étaient-ils éteints en moi ? L’habitude ?
Andrée était une femme trop « permanente ». Avec elle il ne se passait jamais rien. Elle était trop docile, trop présente. Sa vie consistait à m’attendre et à répondre « oui » aux questions, de plus en plus rares, que je lui posais…
— Tu es fatigué, Bernard ?
— Non, quelle idée !
— On le dirait… Tu as mauvaise mine !
J’ai eu ce geste ridicule, mais tellement instinctif qu’on a lorsqu’on vous fait une remarque de ce genre : je me suis caressé le visage…
— Le surmenage…
Je me suis laissé tomber sur un divan…
Autrefois, nous faisions l’amour sur ce divan… Ça donnait du piment à nos étreintes. Maintenant, quand je remplissais mes devoirs d’époux, c’était vraiment par devoir, et au lit…
— Qu’est-ce que tu as fait cet après-midi ?
La question m’a paru insolite. J’avais pris pour règle de conduite de ne jamais parler de ma vie professionnelle.
— Pourquoi ?
— J’ai téléphoné à ton bureau : tu n’y étais pas !
— Et pourquoi as-tu appelé le bureau ? Je trouve ça ridicule, on dirait que tu me surveilles !
— Mais non, Bernard, pourquoi dis-tu cela ? J’avais envie d’aller au théâtre ce soir… Je te demandais…
— Je n’ai pas envie de sortir…
— Moi non plus, maintenant…
Je n’avais pas répondu à sa première question. Elle attendait, sans oser la répéter.
— Je suis allé chez Stephan !
Ses sourcils se sont joints en une ligne rigoureusement horizontale qui lui barrait curieusement le front.