J’ai eu alors vraiment envie de l’embrasser. Simplement pour la remercier du soulagement qu’elle m’apportait.
Je suis allé prendre mon pistolet dans le tiroir de mon bureau Empire. Cela faisait trois semaines, je l’avais graissé et pourvu d’un chargeur neuf. Je pouvais compter sur lui : il était prêt !
— À demain, Bernard ! m’a crié Andrée.
— À demain !
Je me suis regardé dans la glace à trumeau du hall. Je souriais sans m’en rendre compte.
La concierge, par extraordinaire, balayait l’escalier lorsque je suis descendu en balançant ma valise.
— On astique ! On astique, madame Bonvin !
— Il faut bien. Vous partez en voyage, monsieur Sommet ?
— Si l’on peut dire : deux jours à Angers !
— Eh ! c’est tout de même un voyage ! Je voudrais bien le faire, moi qui ne bouge jamais d’ici !
— Il y a de la place dans ma voiture, si le cœur vous en dit !
Nous avons ri… Très bon, ce petit dialogue. Par la suite, la concierge témoignerait que j’étais enjoué, détendu…
Je suis allé chercher ma voiture au garage. La veille, j’avais demandé qu’on m’y fît un graissage complet.
— Belle journée, monsieur Sommet ! m’a lancé le gardien.
— Merveilleuse ! ai-je renchéri en jetant ma valise sur le siège arrière.
— Je vous fais le plein ?
— Et comment ! Je vais à Angers…
— Mince, c’est le pays de ma femme… Jolie ville !
— Très. C’est la vraie province de chez nous !
— À qui le dites-vous ! Vous rentrez ce soir ?
— Non, demain…
Je suis parti, content de moi. Près de la porte d’Orléans, je suis entré dans un bureau de poste et j’ai appelé Stephan. C’est Li, son valet de chambre annamite, qui a répondu. De sa voix morte, traînante et sans inflexions, il m’a annoncé que son maître dormait encore…
— Réveillez-le !
Mon ton péremptoire a dû lui en imposer, il m’a dit de ne pas quitter. Au bout d’un instant, j’ai eu un bâillement féroce, à bout portant, dans l’oreille.
— Ah, c’est vous, marchand de cailloux, quelle idée de m’éveiller à pareille heure !
— On peut se permettre d’éveiller quelqu’un d’aussi considérable que vous, lorsque c’est pour lui annoncer qu’on tient huit millions six cent trente mille balles à sa disposition…
— Non ! Ça a marché, vos espérances ?
— La preuve ! Aussi ai-je hâte de vous régler ce que je vous dois. Qui paie ses dettes, dit-on…
— Ce sont les créanciers qui ont inventé ce slogan. Bon, à quelle heure venez-vous ?
J’ai eu un petit tressaillement.
— Dites, espèce de paresseux, vous ne pourriez pas vous déplacer pour une fois ? Ça m’arrangerait bougrement. Je voulais vous demander de passer chez moi à l’apéritif… Ensuite, nous serions allés déjeuner ensemble. J’ai envie de me taper un bon gueuleton pour arroser ça !
Il a réfléchi. Tout mon être exprimait une pathétique prière. Mais cette prière-là pouvait-elle s’adresser à Dieu ?
— Bon, d’accord !
— Alors, disons onze heures trente chez moi, pas d’objections ?
— Aucune.
— Apportez les paperasses, on se dépêchera de liquider cette question avant d’attaquer les réjouissances.
— Naturellement.
— Vous savez, Stephan, je suis très content. Cette histoire de fric commençait à me flanquer des complexes…
Il n’a rien répondu. Je me suis hâté de lui dire « au revoir » et de raccrocher.
Pourvu qu’un incident de dernière heure ne l’empêche pas de remettre son rendez-vous ! Si jamais il téléphonait chez moi, Andrée lui mettrait la puce à l’oreille ! Je me méfiais de Stephan. C’était un homme très intelligent, un homme qui aurait très bien pu avoir la même idée géniale que moi !
J’ai pris la route à petite allure. Il faisait un temps splendide. Un temps idéal pour aller à Angers, justement. Il y avait peu de circulation. J’ai consulté ma montre. Elle indiquait huit heures vingt… J’étais en avance sur l’horaire que je m’étais établi, mais il valait mieux se constituer une petite marge de sécurité.
J’ai musardé jusqu’à Étampes. Cette ville constituait pour moi une espèce de point stratégique… Je l’ai traversée lentement, puis lorsque je me suis retrouvé dans les faubourgs, j’ai décidé qu’il était parfaitement inutile de m’éloigner davantage. Il existait dans mon fameux horaire une sorte de période blanche difficilement inimitable, car elle comportait une grosse part de hasard.
Je commençais à me sentir un peu angoissé. Chaque mètre que ma voiture parcourait à partir de maintenant constituait un handicap.
Heureusement, la chance était avec moi. Comme je doublais une voiture en stationnement, un lourd camion frigorifique survenait. J’avais largement la place pour passer, mais j’ai volontairement donné un coup de volant trop brusque pour me rabattre. Mon aile arrière a heurté l’aile avant de l’auto arrêtée. J’ai zigzagué comme si ce choc me faisait perdre le contrôle de ma direction ! Des gens qui passaient ont crié.
J’ai traversé toute la chaussée après m’être rendu compte d’un coup d’œil que rien ne se dressait devant moi et j’ai embouti avec fracas un grand mur d’usine sur lequel on avait peint un gigantesque DÉFENSE D’AFFICHER beaucoup plus disgracieux du reste que des affiches.
J’allais avoir pour cent mille francs de tôlerie, mais je m’en fichais. Ça faisait partie des choses à enterrer…
Des badauds se sont précipités, verts de frousse.
À grand-peine, j’ai quitté ma voiture dont les portières étaient faussées.
J’avais prévu une heure pour les constats. Mais tout a été bâclé en trente-cinq minutes, car un gardien de la paix se trouvait à proximité, réglant la circulation devant un groupe scolaire. Lorsqu’il a eu pris les mesures, noirci des feuillets et regardé quinze fois mon permis de conduire pour en relever le numéro, j’ai demandé à un garagiste voisin de s’occuper de ma voiture. Puis j’ai gagné la gare.
J’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas passer inaperçu, interpellant les employés pour leur demander si dans l’immédiat j’avais un train pour Angers. Ils m’ont expliqué que je n’étais pas précisément sur la ligne et que je devrais prendre une correspondance. Tout cela, je le savais. J’avais, pendant des heures, potassé les horaires de la S.N.C.F. quelques jours auparavant… J’ai feint le désappointement.
— Et pour Paris, j’ai quelque chose ?
— Dans un quart d’heure !
— Ah bon ! Y a-t-il un bureau de poste près d’ici ?
Ils me l’ont indiqué. J’ai couru télégraphier à la préfecture d’Angers pour annoncer que je venais d’avoir un accident et que par conséquent je ne pourrais me rendre au rendez-vous fixé.
Ensuite j’ai pris le train pour Paris où je suis arrivé à onze heures vingt.
CHAPITRE V
En arrivant devant mon immeuble, j’ai reconnu la voiture sport de Stephan stoppée au beau milieu des clous. Ce gars-là avait des tas de relations partout et, pour lui, les contraventions n’existaient pas.
Je me suis engouffré dans l’escalier, tête basse, pressé d’en finir maintenant.
La concierge m’a interpellé :
— Par exemple, monsieur Sommet, vous n’êtes pas parti !