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Je me suis arrêté. L’odeur suave de la chambre se dissipait. À la place montait un puissant remugle de mort. C’était fade et obsédant. Les deux cadavres étaient vraiment des cadavres… La mort les avait fauchés dans des attitudes bizarres qui n’appartenaient qu’à elle…

Ma voix intérieure continuait de m’exhorter au calme :

« Ne te presse pas, Bernard… Les voisins sont en train de s’interroger… Ils n’ont pas encore sonné. Et quand même ils sonneront, tu auras un peu de temps devant toi. Que reste-t-il à faire encore ? Les lettres d’amour sont en place… Tu as les reçus… Oh ! les reçus ! On va peut-être te fouiller… Débarrasse-t’en ! »

Il n’était pas question de les brûler, car le feu laisse des cendres. Je suis allé aux toilettes. J’ai déchiré les papiers dans la cuvette et tiré la chasse. Je regardais le bouillonnement grondant de la petite cataracte tourbillonnant dans la cuvette de porcelaine. Lorsque l’eau a été évacuée, il ne restait pas une parcelle de papier dans le récipient.

« Tu as de la chance, Bernard… Tu vois comme tout se passe admirablement ! »

Un coup de sonnette m’a fait sursauter. Je ne devais pas leur ouvrir tout de suite. La chasse d’eau, en s’emplissant, produisait un gargouillement éloquent. On ne comprendrait pas que je l’aie actionnée après avoir commis un double meurtre.

Pendant que s’accomplissait ce bruit, j’ai pris le tube de rouge à lèvres d’Andrée sur sa coiffeuse et je suis allé l’appliquer sur les lèvres et les joues de Stephan. Sa bouche devenait violette. Il ne respirait plus. Il avait le regard fixe et voilé… Ses yeux maintenant semblaient sombres…

Les coups de sonnette ont repris, entrecoupés de coups de pied dans le chambranle… C’était le moment d’affronter mon avenir.

Je suis allé ouvrir la porte !

CHAPITRE VI

Ils étaient tout un groupe admirablement composé par le hasard. Un groupe dont on ne voyait que les visages dévorés par la curiosité et l’inquiétude. Au premier plan la concierge, évidemment, avec son air d’apprendre des catastrophes à ses contemporains… Je venais d’assurer les ragots de ses vieux jours, à celle-là !

— Monsieur Sommet, on a cru entendre…

Ils ont bien compris, à mon visage, que leur inquiétude était fondée.

Je me suis écarté pour les laisser passer… Ils avaient le droit de voir… Et puis, j’avais intérêt à ce qu’ils brouillent un peu tout cela !

Ils ont hésité, en louchant sur la porte de la chambre. Par l’encadrement on distinguait les jambes de Stephan. Alors ils se sont avancés, non pas comme des gens curieux qui s’approchent d’un accident, mais comme une patrouille de choc entrant dans un village pas complètement évacué par l’ennemi. Mon voisin du dessous, un ancien officier d’Indochine, rongé par un cancer du foie, est venu à moi.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Ça ne se voit donc pas ?

— Elle vous trompait ?

— Je suis arrivé à l’improviste… J’ai entendu des petits rires dans la chambre… Ils étaient vautrés sur le lit… Alors…

Il a hoché la tête d’un air entendu… Il comprenait. Tout le monde comprend ces choses-là en France… C’est bien pourquoi j’avais choisi le crime passionnel pour me débarrasser de ces deux êtres qui encombraient ma vie ! Je venais de commettre un crime parfait : un vrai ! J’allais passer aux assises, d’accord, mais je serais acquitté ! Au fond, c’était simple… Ensuite, fini, plus d’arrière-pensée, plus la moindre crainte de la police !

J’avais eu une idée de génie.

*

Les policiers ont eu le même regard compatissant que l’ancien colonel. Eux aussi comprenaient. Pour la justice, je n’étais pas un meurtrier courant, mais une sorte de louche héros. On admire toujours l’homme trompé qui fait lui-même sa justice. Ils m’ont arrêté sans me passer les menottes, et lorsqu’on m’a incarcéré, les gardiens du Dépôt, puis ceux de la Santé, ont été très courtois avec moi. J’avais presque l’impression de débarquer dans une espèce de pension dont le personnel s’efforçait de corriger la froideur par la chaleur de son accueil.

Ma première nuit de prison a été merveilleuse. Pour la première fois de mon existence, j’avais la rassurante impression d’être en marge de la vie, de ne plus avoir à décider quoi que ce fût… C’était cela, au fond, qui avait fait de moi un pauvre type : cette constante obligation de s’engager, de choisir… J’étais né pour contempler en silence ; pour méditer… Je détestais l’action… La seule qui m’eût intéressé, c’était précisément celle que je venais d’accomplir pour me débarrasser des pesantes servitudes !

Longtemps, à la lumière bleue de la cellule, j’ai contemplé l’affreux tableau des deux cadavres gisant dans ma chambre à coucher. Il ne m’effrayait pas ; il n’était affreux que pour les autres… Il me procurait au contraire une sensation délectable de délivrance. Soudain, c’était comme si ces deux êtres n’eussent jamais existé. J’avais passé des années aux côtés d’Andrée, et cette longue période d’attelage me laissait intact, désert, sans mémoire… Si j’évoquais Stephan, je me sentais fier de l’avoir supprimé, fier d’avoir anéanti cet être superbe et moqueur. Il me semblait, curieusement, que j’avais rendu service à l’univers en arrachant de lui ce garçon insolent.

Peu importaient les pénibles formalités qui devaient suivre. J’étais prêt. On pouvait me traîner devant un jury, étaler ma photographie en première page des journaux, prendre ce qui me restait de biens : j’étais libre… Libre. Un jour prochain je repartirais de zéro… Ces deux morts m’offraient une nouvelle vie. La vie dont tous les hommes rêvent : celle qu’ils peuvent enfin choisir ! Celle qu’ils peuvent vraiment construire ! À ce titre-là, je pense, j’éprouvais une certaine reconnaissance pour ma femme et Stephan. Ils m’avaient délivré en mourant !

*

Le lendemain, on m’a demandé de choisir un avocat. J’en connaissais plusieurs. J’étais même assez lié avec un maître du barreau, mais je ne voulais pas faire appel à des gens de ma vie passée pour m’aider à préparer ma vie future… J’aurais considéré ce choix comme une trahison vis-à-vis de moi-même !

J’ai dit qu’on désigne un défenseur d’office…

J’ai eu droit à une jeune avocate à mine triste qui ne devait pas plaider tous les jours. Elle était petite, brune, avec une peau jaune peu appétissante et un regard résigné qui vous donnait envie de lui faire du mal. Elle boitait légèrement et ne devait pas espérer grand-chose de l’avenir.

Je représentais une aubaine pour elle, mais une aubaine très banale en somme. Les circonstances qui m’avaient poussé au meurtre plaidaient en ses lieu et place.

Il lui suffirait de les relater pour émouvoir le jury et arracher l’acquittement… Elle s’appelait Sylvie Foucot.

Lorsque nous avons comparu devant le juge d’instruction, elle s’est fait faire une indéfrisable qui lui donnait l’air d’une serveuse de bistrot. Ses cheveux rêches ressemblaient aux deux ailes d’un oiseau noir. Elle était ridicule, avec son nez pointu, jaune et rosâtre du bout, son regard éploré, et sa démarche de canard.

Le juge Lechoir, au contraire, avait beaucoup d’allure. C’était un grand quinquagénaire un peu voûté, aux cheveux blancs, aux lunettes d’or, et dont les vêtements usés étaient de bonne coupe.

Il m’a regardé entrer et a eu un petit salut bref.

— Asseyez-vous…