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— Je vais vous conduire, dit-elle, c’est au lit 29.

Et elle se mit à marcher devant l’officier.

Puis elle indiqua une couchette :

— C’est là.

On ne voyait rien qu’un renflement des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.

Partout des figures se dressaient au-dessus des couches, des figures pâles, étonnées, qui regardaient l’uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l’humble caraco réglementaire.

Le capitaine tout à fait troublé, qui soutenait son sabre d’une main et portait son képi de l’autre, murmura :

— Irma.

Un grand mouvement se fit dans le lit et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu’il ne le reconnaissait pas.

Elle haletait, suffoquée par l’émotion, et elle prononça :- Albert !... Albert !... C’est toi !... Oh !... c’est bien... c’est bien...

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

L’infirmière apportait une chaise :

— Asseyez-vous, Monsieur.

Il s’assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu’il avait quittée si belle et si fraîche.

Il dit :

— Qu’est-ce que tu as eu.

Elle répondit, tout en pleurant :

— Tu as bien vu, c’est écrit sur la porte.

Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.

Il reprit, éperdu, honteux :

— Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille ?

Elle murmura :

— C’est ces salops de Prussiens. Ils m’ont prise presque de force et ils m’ont empoisonnée.

Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.

Les autres malades le dévisageaient et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d’infamie dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible.

Elle murmurait :

— Je ne crois pas que j’en réchappe. Le médecin dit que c’est bien grave.

Puis apercevant la croix sur la poitrine de l’officier, elle s’écria :

— Oh ! Tu es décoré, que je suis contente ! Que je suis contente ! Oh ! Si je pouvais t’embrasser

Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser.

Il avait envie de s’en aller maintenant, d’être à l’air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu. Il balbutia :

— Tu ne t’es donc pas soignée.

Une flamme passa dans les yeux d’Irma :  « Non, j’ai voulu me venger, quand j’aurais dû en crever ! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous le plus que j’ai pu. Tant qu’ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée. »

Il déclara, d’un ton gêné, où perçait un peu de gaieté :

— Quant à ça, tu as bien fait.

Elle dit, s’animant, les pommettes rouges :

— Oh oui, il en mourra plus d’un par ma faute, va.

Je te réponds que je me suis vengée.

Il prononça encore :

— Tant mieux.

Puis, se levant :

— Allons, je vais te quitter parce qu’il faut que je sois chez le colonel à quatre heures.

Elle eut une grosse émotion :

— Déjà ! Tu me quittes déjà ! Oh ! Tu viens à peine d’arriver ! ...

Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça :

— Tu vois bien que je suis venu tout de suite ; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures.

Elle demanda :

— C’est toujours le colonel Prune ?

— C’est toujours lui. Il a été blessé deux fois.

Elle reprit :

— Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués ?

— Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, PasafiI, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l’œil droit.

Elle écoutait, pleine d’intérêt. Puis tout à coup elle balbutia :

— Veux-tu m’embrasser, dis, avant de me quitter, Madame Langlois n’est pas là.

Et malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce front blême, tandis qu’elle, l’entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman.

Elle reprit :

— Tu reviendras, dis, tu reviendras. Promets-moi que tu reviendras.

— Oui, je te le promets.

— Quand ça. Peux-tu jeudi ?

— Oui, jeudi.

— Jeudi, deux heures.

— Oui, jeudi deux heures.

— Tu me le promets ?

— Je te le promets.

— Adieu, mon chéri.

— Adieu.

Et il s’en alla, confus, sous les regards du dortoir, pliant sa haute taille pour se faire petit ; et quand il fut dans la rue, il respira.

Le soir, ses camarades lui demandèrent :

— Eh bien ! Irma ?

Il répondit d’un ton gêné :

— Elle a eu une fluxion de poitrine, elle est bien mal.

Mais un petit lieutenant, flairant quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess, il fut accueilli par une décharge de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.

On apprit, en outre, qu’Irma avait fait une noce enragée avec l’état-major prussien, qu’elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d’autres encore, et que, dans Rouen, on ne l’appelait plus que la  « femme aux Prussiens ».

Pendant huit jours le capitaine fut 1a victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes révélatrices, des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.

Et le colonel, mis au courant, déclara d’un ton sévère :

— Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments.

Au bout d’une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d’Irma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.

Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu’elle était tout à fait mal, et qu’elle voulait lui dire adieu.

Il ne répondit pas.

Après quelques jours encore, il reçut la visite de l’aumônier de l’hôpital.

La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir.

Il n’osa pas refuser de suivre l’aumônier, mais il entra dans l’hôpital le cœur gonflé de rancune méchante, de vanité blessée, d’orgueil humilié.

Il ne la trouva guère changée et pensa qu’elle s’était moquée de lui.

— Qu’est-ce que tu me veux ? dit-il.

J’ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas.

Il ne la crut pas.

— Ecoute, tu me rends la risée du régiment, et je ne veux pas que ça continue.

Elle demanda :

— Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ?

Il s’irrita de n’avoir rien à répondre.