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Voilà pourquoi je ne me suis jamais marié, et pourquoi je ne sors plus jamais de Paris.

24 février 1885

L’armoire

On parlait de filles, après dîner, car de quoi parler, entre hommes ?

Un de nous dit :

— Tiens, il m’est arrivé une drôle d’histoire à ce sujet.

Et il conta.

— Un soir de l’hiver dernier, je fus pris soudain d’une de ces lassitudes désolées, accablantes, qui vous saisissent l’âme et le corps de temps en temps. J’étais chez moi, tout seul, et je sentis bien que si je demeurais ainsi j’allais avoir une effroyable crise de tristesse, de ces tristesses qui doivent mener au suicide quand elles reviennent souvent.

J’endossai mon pardessus, et je sortis sans savoir du tout ce que j’allais faire. Etant descendu jusqu’aux boulevards, je me mis à errer le long des cafés presque vides, car il pleuvait, il tombait une de ces pluies menues qui mouillent l’esprit autant que les habits, non pas une de ces bonnes pluies d’averse, s’abattant en cascade et jetant sous les portes cochères les passants essoufflés, mais une de ces pluies si fines qu’on ne sent point les gouttes, une de ces pluies humides qui déposent incessamment sur vous d’imperceptibles gouttelettes et couvrent bientôt les habits d’une mousse d’eau glacée et pénétrante.

Que faire ? J’allais, je revenais, cherchant où passer deux heures, et découvrant pour la première fois qu’il n’y a pas un endroit de distraction, dans Paris, le soir. Enfin, je me décidai à entrer aux Folies-Bergère, cette amusante halle aux filles.

Peu de monde dans la grande salle. Le long promenoir en fer à cheval ne contenait que des individus de peu, dont la race commune apparaissait dans la démarche, dans le vêtement, dans la coupe des cheveux et de la barbe, dans le chapeau, dans le teint. C’est à peine si on apercevait de temps en temps un homme qu’on devinât lavé, parfaitement lavé, et dont tout l’habillement eût un air d’ensemble. Quant aux filles, toujours les mêmes, les affreuses filles que vous connaissez, laides, fatiguées, pendantes, et allant de leur pas de chasse, avec cet air de dédain imbécile qu’elles prennent, je ne sais pourquoi.

Je me disais que vraiment pas une de ces créatures avachies, graisseuses plutôt que grasses, bouffies d’ici et maigres de là, avec des bedaines de chanoines et des jambes d’échassiers cagneux, ne valait le louis qu’elles obtiennent à grand-peine après en avoir demandé cinq.

Mais soudain j’en aperçus une petite qui me parut gentille, pas toute jeune, mais fraîche, drôlette, provocante. Je l’arrêtai, et bêtement, sans réfléchir, je fis mon prix, pour la nuit. Je ne voulais pas rentrer chez moi, seul, tout seul ; j’aimais encore mieux la compagnie et l’étreinte de cette drôlesse.

Et je la suivis. Elle habitait une grande, grande maison, rue des Martyrs. Le gaz était éteint déjà dans l’escalier. Je montai lentement, allumant d’instant en instant une allumette-bougie, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe dont j’entendais le bruit devant moi.

Elle s’arrêta au quatrième étage, et ayant refermé la porte du dehors, elle demanda :

— Alors tu restes jusqu’à demain ?

— Mais oui. Tu sais bien que nous en sommes convenus.

— C’est bon, mon chat, c’était seulement pour savoir. Attends-moi ici une minute, je reviens tout à l’heure.

Et elle me laissa dans l’obscurité. J’entendis qu’elle fermait deux portes, puis il me sembla qu’elle parlait. Je fus surpris, inquiet. L’idée d’un souteneur m’effleura. Mais j’ai des poings et des reins solides.  « Nous verrons bien », pensai-je.

J’écoutai de toute l’attention de mon oreille et de mon esprit. On remuait, on marchait doucement, avec de grandes précautions. Puis une autre porte fut ouverte, et il me sembla bien que j’entendais encore parler, mais tout bas.

Elle revint, portant une bougie allumée :

— Tu peux entrer, dit-elle.

Ce tutoiement était une prise de possession. J’entrai, et après avoir traversé une salle à manger où il était visible qu’on ne mangeait jamais, je pénétrai dans la chambre de toutes les filles, la chambre meublée, avec des rideaux de reps, et l’édredon de soie ponceau tigré de taches suspectes.

Elle reprit :

— Mets-toi à ton aise, mon chat.

J’inspectais l’appartement d’un œil soupçonneux. Rien cependant ne me paraissait inquiétant.

Elle se déshabilla si vite qu’elle fut au lit avant que j’eusse ôté mon pardessus. Elle se mit à rire :

— Eh bien, qu’est-ce que tu as ? Es-tu changé en statue de sel ? Voyons, dépêche-toi.

Je l’imitai et je la rejoignis.

Cinq minutes plus tard j’avais une envie folle de me rhabiller et de partir. Mais cette lassitude accablante qui m’avait saisi chez moi me retenait, m’enlevait toute force pour remuer, et je restais malgré le dégoût qui me prenait dans ce lit public. Le charme sensuel que j’avais cru voir en cette créature, là-bas, sous les lustres du théâtre, avait disparu entre mes bras, et je n’avais plus contre moi, chair à chair, que la fille vulgaire, pareille à toutes, dont le baiser indifférent et complaisant avait un arrière-goût d’ail.

Je me mis à lui parler.

— Y a-t-il longtemps que tu habites ici ? lui dis-je.

— Voilà six mois passés au 15 janvier.

— Où étais-tu, avant ça ?

— J’étais rue Clauzel. Mais la concierge m’a fait des misères et j’ai donné congé.

Et elle se mit à me raconter une interminable histoire de portière qui avait fait des potins sur elle.

Mais tout à coup j’entendis remuer tout près de nous. Ça avait été d’abord un soupir, puis un bruit léger, mais distinct, comme si quelqu’un s’était retourné sur une chaise.

Je m’assis brusquement dans le lit, et je demandai

— Qu’est-ce que ce bruit-là

Elle répondit avec assurance et tranquillité

— Ne t’inquiète pas, mon chat, c’est la voisine. La cloison est si mince qu’on entend tout comme si c’était ici. En voilà des sales boîtes. C’est en carton.

Ma paresse était si forte que je me renfonçai sous les draps. Et nous nous remîmes à causer. Harcelé par la curiosité bête qui pousse tous les hommes à interroger ces créatures sur leur première aventure, à vouloir lever le voile de leur première faute, comme pour trouver en elles une trace lointaine d’innocence, pour les aimer peut-être dans le souvenir rapide, évoqué par un mot vrai, de leur candeur et de leur pudeur d’autrefois, je la pressai de questions sur ses premiers amants.

Je savais qu’elle mentirait. Qu’importe ? Parmi tous ces mensonges je découvrirais peut-être une chose sincère et touchante.

— Voyons, dis-moi qui c’était.

— C’était un canotier, mon chat.

— Ah ! Raconte-moi. Où étiez-vous ?

— J’étais à Argenteuil.

— Qu’est-ce que tu faisais ?

— J’étais bonne dans un restaurant.

— Quel restaurant ?

— Au Marin d’eau douce. Le connais-tu ?

— Parbleu, chez Bonanfan.