Mme Amandon était un type de cette race rare, mais charmante. Jamais on ne l’avait suspectée, jamais on n’aurait pensé que sa vie n’était pas limpide comme son regard, un regard marron, transparent et chaud, mais si honnête - vas-y voir !
Donc, elle avait un truc admirable, d’une invention géniale, d’une ingéniosité merveilleuse et d’une incroyable simplicité.
Elle cueillait tous ses amants dans l’armée, et les gardait trois ans, le temps de leur séjour dans la garnison. - Voilà. - Elle n’avait pas d’amour, elle avait des sens.
Dès qu’un nouveau régiment arrivait à Perthuis-le-Long, elle prenait des renseignements sur tous les officiers entre trente et quarante ans car avant trente ans on n’est pas encore discret. Après quarante ans, on faiblit souvent.
Oh ! Elle connaissait les cadres aussi bien que le colonel. Elle savait tout, tout, les habitudes intimes, l’instruction, l’éducation, les qualités physiques, la résistance à la fatigue, le caractère patient ou violent, la fortune, la tendance à l’épargne ou à la prodigalité. Puis elle faisait son choix. Elle prenait de préférence les hommes d’allure calme, comme elle, mais elle les voulait beaux. Elle voulait encore qu’ils n’eussent aucune liaison connue, aucune passion ayant pu laisser des traces ou ayant fait quelque bruit. Car l’homme dont on cite les amours n’est jamais un homme bien discret.
Après avoir distingué celui qui l’aimerait pendant les trois ans de séjour réglementaire, il restait à lui jeter le mouchoir.
Que de femmes se seraient trouvées embarrassées, auraient pris les moyens ordinaires, les voies suivies par toutes, se seraient fait faire la cour en marquant toutes les étapes de la conquête et, de la résistance, en laissant un jour baiser les doigts, le lendemain le poignet, le jour suivant la joue, et puis la bouche, et puis le reste.
Elle avait une méthode plus prompte, plus discrète et plus sûre. Elle donnait un bal.
L’officier choisi invitait à danser la maîtresse de la maison. Or, en valsant, entraînée par le mouvement rapide, étourdie par l’ivresse de la danse, elle se serrait contre lui comme pour se donner, et lui étreignait la main d’une pression nerveuse et continue.
S’il ne comprenait pas, ce n’était qu’un sot, et elle passait au suivant, classé au numéro deux dans les cartons de son désir.
S’il comprenait, c’était une chose faite, sans tapage, sans galanteries compromettantes, sans visites nombreuses.
Quoi de plus simple et de plus pratique ?
Comme les femmes devraient user d’un procédé semblable pour nous faire comprendre que nous leur plaisons ! Combien cela supprimerait de difficultés, d’hésitations, de paroles, de mouvements, d’inquiétudes, de trouble, de malentendus ! Combien souvent nous passons à côté d’un bonheur possible, sans nous en douter, car qui peut pénétrer le mystère des pensées, les abandons secrets de la volonté, les appels muets de la chair, tout l’inconnu d’une âme de femme, dont la bouche reste silencieuse, l’œil impénétrable et clair ?
Dès qu’il avait compris, il lui demandait un rendez-vous. Et elle le faisait toujours attendre un mois ou six semaines, pour l’épier, le connaître et se garder s’il avait quelque défaut dangereux.
Pendant ce temps, il se creusait la tête pour savoir où ils pourraient se rencontrer sans péril ; il imaginait des combinaisons difficiles et peu sûres.
Puis, dans quelque fête officielle, elle lui disait tout bas :
— Allez, mardi soir, à neuf heures, à l’hôtel du Cheval d’Or près des remparts, route de Vouziers, et demandez Mademoiselle Clarisse. Je vous attendrai, surtout soyez en civil.
Depuis huit ans, en effet, elle avait une chambre meublée à l’année dans cette auberge inconnue. C’était une idée de son premier amant qu’elle avait trouvée pratique, et l’homme parti, elle garda le nid.
Oh ! Un nid médiocre, quatre murs tapissés de papier gris clair à fleurs bleues, un lit de sapin, sous des rideaux de mousseline, un fauteuil acheté par les soins de l’aubergiste, sur son ordre, deux chaises, une descente de lit, et les quelques vases nécessaires pour la toilette ! Que fallait-il de plus ?
Sur les murs, trois grandes photographies. Trois colonels à cheval ; les colonels de ses amants ! Pourquoi ? Ne pouvant garder l’image même, le souvenir direct, elle avait peut-être voulu conserver ainsi des souvenirs par ricochet ?
Et elle n’avait jamais été reconnue par personne dans toutes ses visites au Cheval d’Or direz-vous ?
Jamais ! Par personne !
Le moyen employé par elle était admirable et simple. Elle avait imaginé et organisé des séries de réunions de bienfaisance et de piété auxquelles elle allait souvent et auxquelles elle manquait parfois. Le mari, connaissant ses œuvres pieuses, qui lui coûtaient fort cher, vivait sans soupçons.
Donc, une fois le rendez-vous convenu, elle disait, en dînant, devant les domestiques :
— Je vais ce soir à l’Association des ceintures de flanelle pour les vieillards paralytiques.
Et elle sortait vers huit heures, entrait à l’Association, en ressortait aussitôt, passait par diverses rues, et, se trouvant seule dans quelque ruelle, dans quelque coin sombre et sans quinquet, elle enlevait son chapeau, le remplaçait par un bonnet de bonne apporté sous son mantelet, dépliait un tablier blanc dissimulé de la même façon, le nouait autour de sa taille, et portant dans une serviette son chapeau de ville et le vêtement qui tout à l’heure lui couvrait les épaules, elle s’en allait trottinant, hardie, les hanches découvertes, petite bobonne qui fait une commission ; et quelquefois même elle courait comme si elle eût été fort pressée.
Qui donc aurait reconnu dans cette servante mince et vive Madame la première présidente Amandon ?
Elle arrivait au Cheval d’Or, montait à sa chambre dont elle avait la clef ; et le gros patron, maître Trouveau, la voyant passer de son comptoir, murmurait.
— V’là mamzelle Clarisse qui va-t-à ses amours.
Il avait bien deviné quelque chose, le gros malin, mais il ne cherchait pas à en savoir davantage, et certes il a été bien surpris en apprenant que sa cliente était Madame Amandon, Madame Marguerite, comme on disait dans Perthuis-le-Long.
Or, voici comment l’horrible découverte eut lieu.
Jamais Mademoiselle Clarisse ne venait à ses rendez-vous deux soirs de suite, jamais, jamais, étant trop fine et trop prudente pour cela. Et maître Trouveau le savait bien, puisque pas une fois, depuis huit ans, il ne l’avait vue arriver le lendemain d’une visite. Souvent même, dans les jours de presse, il avait disposé de la chambre pour une nuit.
Or, pendant l’été dernier, M. le Premier Amandon s’absenta pendant une semaine. On était en juillet ; Madame avait des ardeurs, et comme on ne pouvait pas craindre d’être surpris, elle demanda à son amant, le beau commandant de Varangelles, un mardi soir, en le quittant, s’il voulait la revoir le lendemain, il répondit :