Puis je fais un tour dans la ville, jolie et bien située au pied d’une montagne imposante (voir les guides), je rencontre des gens qui ont l’air malade, promenés par d’autres qui ont l’air de s’ennuyer. On retrouve ici des cache-nez. (Avis aux naturalistes qui s’inquiéteraient de leur disparition.)
Six heures. - Je rentre pour dîner. Le couvert est mis dans une vaste salle qui devrait contenir trois cents convives et qui en abrite juste vingt-deux. Ils entrent l’un après l’autre. Voici d’abord un Anglais grand, rasé, maigre, avec une longue redingote à jupe et à taille, dont les manches emprisonnent les bras minces du monsieur comme des étuis à parapluie enserrent un parapluie. Ce vêtement, qui rappelle l’uniforme civil des vieux capitaines, celui des invalides, et la soutane des ecclésiastiques, porte, sur sa façade, une rangée de boutons, vêtus de drap noir comme leur maître, et serrés l’un contre l’autre, à la façon d’un bataillon de cloportes. En face, une rangée de boutonnières semble les attendre et donne des idées inconvenantes.
Le gilet est clôturé par la même méthode. Le propriétaire de ce vêtement ne paraît pas folichon.
Il me salut ; je lui rends sa politesse.
Deuxième entrée. - Trois dames, trois Anglaises, la mère, deux filles. Chacune d’elles porte sur la tête un œuf à la neige, ce qui m’étonne. Les filles sont vieilles comme la mère. La mère est vieille comme les filles. Toutes trois sont minces, à façades planes, hautes, lentes, raides ; et elles ont des dents extérieures pour faire peur aux plats et aux hommes.
D’autres habitués arrivent, tous Anglais. Un seul est gros et rouge, avec des favoris blancs. Chaque femme (elles sont quatorze) porte sur la tête un œuf à la neige. Je m’aperçois que cet entremets couvre-chef est en dentelle blanche ou en tulle mousseux, je ne sais pas trop. Il ne semble pas sucré. Toutes ces dames d’ailleurs ont l’air de conserves au vinaigre, bien qu’il y ait, parmi elles, cinq jeunes filles, pas trop laides, mais plates, sans espoir visible.
Je songe aux vers de Bouilhet :
Deux jeunes messieurs, plus jeunes que le premier, sont également enfermés en des redingotes sacerdotales. Ce sont des prêtres-laïques, à femmes et à enfants, nommés pasteurs. Ils ont l’air plus propres, plus sérieux, moins aimables que nos curés. Je ne changerais pas une tonne de ceux-ci contre une barrique de ceux-là. Chacun son goût.
Dès que les convives sont au complet, le pasteur-chef prend la parole et prononce, en anglais, une sorte de benedicite très long, que toute la table écoute avec des mines confites.
Ma nourriture se trouvant ainsi consacrée, malgré moi, au Dieu d’Israël et d’Albion, chacun se mit à manger le potage.
Un silence solennel règne dans la grande salle, un silence qui ne doit pas être normal. Je suppose que ma présence est désagréable à cette colonie, où n’était entrée jusque-là aucune brebis impure.
Les femmes surtout gardent une attitude gourmée et roide comme si elles avaient peur de laisser tomber dans leur assiette leur petite coiffure de crème fouettée.
Cependant, le maître-pasteur adresse quelques mots à son voisin le sous-pasteur. Comme j’ai le malheur d’entendre un peu l’anglais, je remarque avec stupéfaction qu’ils reprennent une conversation interrompue avant le dîner sur les textes des prophètes.
Tout le monde écoute avec recueillement.
Alors on me nourrit, malgré moi toujours, de citations incroyables.
“Je répandrai de l’eau pour celui qui est altéré”, a dit Isaïe.
Je l’ignorais. J’ignorais aussi toutes les vérités émises par Jérémie, Malachie, Ézéchiel, Élie et Gagachie.
Elles m’entraient dans les oreilles, comme des mouches, ces vérités simples et me bourdonnaient dans la tête.
— Que celui qui a faim demande à manger.
— L’air appartient aux oiseaux comme la mer appartient aux poissons.
— Le figuier produit des figues et le palmier des dattes.
— L’homme qui n’écoute pas ne retiendra pas la science.
Combien plus vaste et plus profond, notre grand Henry Monnier, qui a fait sortir de la bouche d’un seul homme, de l’immortel Prudhomme, plus de vérités éclatantes que n’en ont répandu tous les prophètes réunis.
Il s’écrie en face de la mer : “C’est beau, l’Océan, mais que de terrain perdu !”
Il formule l’éternelle politique du monde : “Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. Je saurai m’en servir pour défendre le Pouvoir qui me l’offre, et, au besoin, pour l’attaquer.”
Si j’avais eu l’honneur d’être présenté à la société anglaise qui m’entourait, je l’aurais assurément édifiée avec des citations choisies de notre prophète français.
Une fois le dîner fini, on passa au salon.
J’étais assis, seul, dans un coin. La tribu britannique semblait conspirer à l’autre bout de la vaste pièce.
Soudain une dame se dirigea vers le piano.
Je pensai :
— Ah ! Un peu de miousique. Tant mieux.
Elle ouvre l’instrument, s’assied, et voilà que toute la colonie l’entoure comme un bataillon, les femmes au premier rang, les hommes derrière.
Vont-ils chanter un opéra ?
Le pasteur-chef, devenu pasteur-chef de chœur, lève la main, l’abaisse, et une clameur innommable, affreuse, s’échappe de toutes ces bouches, qui entonnent un cantique !
Les femmes piaillaient, les hommes mugissaient, les vitres tremblaient. Le chien de l’hôtel se mit à hurler dans la cour. Un autre répondit dans une chambre.
Je me sauvai, effaré, furieux. Et j’allai faire un tour en ville. N’ayant trouvé ni théâtre, ni casino, ni aucun lieu de plaisir, il me fallut rentrer.
Les Anglais chantaient encore.
Je me couchai. Ils chantaient toujours. Ils chantèrent jusqu’à minuit les louanges du Seigneur avec les voix les plus fausses, les plus criardes, les plus odieuses que j’aie jamais entendues, et moi, affolé par cet horrible esprit d’imitation qui emportait un peuple entier dans une danse macabre, je fredonnais sous mes draps :
Et quand je pus enfin m’endormir, j’eus des cauchemars épouvantables. Je vis des prophètes à cheval sur des pasteurs manger des œufs à la neige sur des têtes de mort.