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Ils traitent leurs amis comme les drôlesses leurs petits chiens.

C’est le petit toutou adoré qu’on embrasse éperdument, qu’on nourrit de sucre, qu’on couche sur l’oreiller du lit, mais qu’on jettera aussitôt par la fenêtre dans un mouvement d’impatience, qu’on fait tourner comme une fronde en le tenant par la queue, qu’on serre dans ses bras à l’étrangler et qu’on plonge, sans raison, dans un seau d’eau froide.

Aussi quel étrange spectacle que les tendresses d’une vraie fille et d’un homme-fille. Il la bat et elle le griffe, ils s’exècrent, ne peuvent se voir et ne peuvent se quitter, accrochés l’un à l’autre par on ne sait quels liens mystérieux du cœur. Elle le trompe et il le sait, sanglote et pardonne.

Il accepte le lit que paye un autre et se croit, de bonne foi, irréprochable. Il la méprise et l’adore sans distinguer qu’elle aurait le droit de lui rendre son mépris. Ils souffrent tous deux atrocement l’un par l’autre sans pouvoir se désunir ; ils se jettent du matin au soir à la tête des hottées d’injures et de reproches, des accusations abominables, puis énervés à l’excès, vibrants de rage et de haine, ils tombent aux bras l’un de l’autre et s’étreignent éperdument, mêlant leurs bouches frémissantes et leurs âmes de drôlesses.

L’homme-fille est brave et lâche en même temps ; il a, plus que tout autre, le sentiment exalté de l’honneur, mais le sens de la simple honnêteté lui manque, et, les circonstances aidant, il aura des défaillances et commettra des infamies dont il ne se rendra nul compte ; car il obéit, sans discernement, aux oscillations de sa pensée toujours entraînée.

Tromper un fournisseur lui semblera chose permise et presque ordonnée. Pour lui, ne point payer ses dettes est honorable, à moins qu’elles ne soient de jeu, c’est-à-dire un peu suspectes ; il fera des dupes en certaines conditions que la loi du monde admet ; s’il se trouve à court d’argent, il empruntera par tous moyens, ne se faisant nul scrupule de jouer quelque peu les prêteurs ; mais il tuerait d’un coup d’épée, avec une indignation sincère, l’homme qui le suspecterait seulement de manquer de délicatesse.

13 mars 1883

La moustache

Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.

Ma chère Lucie,

rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux ; alors nous jouons la comédie. Qu’elles sont bêtes, ô ma chérie, les pièces de salon du répertoire actuel. Tout y est forcé, grossier, lourd. Les plaisanteries portent à la façon des boulets de canon, en cassant tout. Pas d’esprit, pas de naturel, pas de bonne humeur, aucune élégance. Ces hommes de lettres, vraiment, ne savent rien du monde. Ils ignorent tout à fait comment on pense et comment on parle chez nous. Je leur permettrais parfaitement de mépriser nos usages, nos conventions et nos manières, mais je ne leur permets point de ne les pas connaître. Pour être fins ils font des jeux de mots qui seraient bons à dérider une caserne ; pour être gais ils nous servent de l’esprit qu’ils ont dû cueillir sur les hauteurs du boulevard extérieur, dans ces brasseries dites d’artistes où on répète, depuis cinquante ans, les mêmes paradoxes d’étudiants.

Enfin nous jouons la comédie. Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s’est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change ! Je ne le reconnais plus... ni le jour ni la nuit. S’il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.

Vraiment, un homme sans moustache n’est plus un homme. Je n’aime pas beaucoup la barbe ; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache ! est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l’œil et... aux... relations entre époux. Il m’est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n’ose guère t’écrire. Je te les dirai volontiers... tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines choses, et certains d’entre eux, qu’on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu’il faudrait une science infinie pour l’aborder sans danger.

Enfin ! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.

Oui, quand mon mari m’est arrivé rasé, j’ai compris d’abord que je n’aurais jamais de faiblesse pour un cabotin, ni pour un prédicateur, fût-il le père Didon, le plus séduisant de tous ! Puis quand je me suis trouvée, plus tard, seule avec lui (mon mari), ce fut bien pis. Oh ! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches ; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun ! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce... poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment.

Figure-toi qu’on t’applique sur la lèvre un parchemin sec... ou humide. Voilà la caresse de l’homme rasé. Elle n’en vaut plus la peine assurément.

D’où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu ? Le sais-je ? D’abord elle chatouille d’une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu’au bout des pieds un frisson charmant. C’est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit  « Ah ! » comme si on avait grand froid.

Et sur le cou ! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou ? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tord, on secoue ses épaules, on renverse la tête ; on voudrait fuir et rester ; c’est adorable et irritant ! Mais que c’est bon !

Et puis encore... vraiment, je n’ose plus ? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s’aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu’ils deviennent presque inconvenants ! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j’en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements ; et, il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut !

Le créateur (je n’ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre chair où devait se cacher l’amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l’on allait boire et dormir.

Cela me rappelle une phrase (d’un homme politique) qui me trotte depuis trois mois dans la cervelle. Mon mari, qui suit les journaux, m’a lu, un soir, un bien singulier discours de notre ministre de l’agriculture qui s’appelait alors M. Méline. A-t-il été remplacé par quelque autre ? Je l’ignore.