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Elle s’élança de sa voiture.

 « Henry ! » cria-t-elle.

Il s’arrêta, stupéfait :

 « Jeanne ?... ici ?... toute seule ?... Que faites-vous, d’où venez-vous ? »

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes.

 « Mon mari s’est perdu tout à l’heure.

— Perdu, où ça ?

— Sur un omnibus.

— Sur un omnibus ?... Oh !... » Et elle lui conta en pleurant son aventure.

Il l’écoutait, réfléchissant. Il demanda :

 « Ce matin, il avait la tête bien calme ?

— Oui.

— Bon. Avait-il beaucoup d’argent sur lui ?

— Oui, il portait ma dot.

— Votre dot ?... tout entière ?

— Tout entière... pour payer son étude tantôt.

— Eh bien, ma chère cousine, votre mari, à l’heure qu’il est, doit filer sur la Belgique. » Elle ne comprenait pas encore. Elle bégayait.

 « ... Mon mari... vous dites ?...

— Je dis qu’il a raflé votre... votre capital... et voilà tout. » Elle restait debout, suffoquée, murmurant :

 « Alors c’est... c’est... c’est un misérable !... » Puis, défaillant d’émotion, elle tomba sur le gilet de son cousin, en sanglotant.

Comme on s’arrêtait pour les regarder, il la poussa, tout doucement, sous l’entrée de sa maison, et, la soutenant par la taille, il lui fit monter son escalier et comme sa bonne interdite ouvrait la porte, il commanda :

 « Sophie, courez au restaurant chercher un déjeuner pour deux personnes. Je n’irai pas au ministère aujourd’hui. »

9 septembre 1884

Le lit 29

Quand le capitaine Épivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d’ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr, mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de-poils tout à fait crânes. La taille était mince comme s’il eût porté corset, tandis qu’une vigoureuse poitrine de mâle, bombée et cambrée, s’élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur, dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.

Il marchait en tendant le jarret et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied bien pour faire valoir les jambes et le torse, qui semble vainqueur sous l’uniforme, mais commun sous la redingote.

Comme beaucoup d’officiers, le capitaine Epivent portait mal le costume civil. Il n’avait plus l’air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d’un commis de magasin. Mais en tenue il triomphait. Il avait d’ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l’œil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu’il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés. Il se consolait, en constatant qu’avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.

Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.

D’abord, pour lui, les bourgeois n’existaient point. Il les regardait, ainsi qu’on regarde les animaux, sans leur accorder plus d’attention qu’on n’en accorde aux moineaux ou aux poules. Seuls les officiers comptaient dans le monde, mais il n’avait pas la même estime pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l’unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat c’était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l’amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l’armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l’aspect rébarbatif de leur visage. Bourbaki lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes.

Il riait beaucoup des officiers de la ligne qui sont courts et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime qui frisait la répugnance pour les pauvres gringalets sortis de l’École polytechnique, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l’uniforme qu’un lapin pour dire la messe, affirmait-il.

Il s’indignait qu’on tolérât dans l’armée ces avortons aux jambes grêles qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu, et qui semblent mieux aimer les équations que les belles filles.

Le capitaine Epivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe.

Toutes les fois qu’il soupait en compagnie d’une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête-à-tête, sur le même sommier, et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la  « suite à demain ». Les camarades n’aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques qui avaient de jolies femmes au comptoir de leur magasin, le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument.

Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard, à travers les vitres de la devanture ; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari qu’une sorte d’instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d’œil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l’officier. Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d’une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait :

— En voilà un grand dindon. Quand est-ce qu’on finira de nourrir tous ces propres à rien qui traînent leur ferblanterie dans les rues. Quant à moi, j’aime mieux un boucher qu’un soldat. S’il a du sang sur son tablier, c’est du sang de bête au moins ; et il est utile à quelque chose, celui-là ; et le couteau qu’il porte n’est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu’on tolère sur les promenades que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort. Il en faut, je le sais bien, mais qu’on les cache au moins, et qu’on ne les habille pas en mascarade avec des culottes rouges et des vestes bleues. On n’habille pas le bourreau en général, n’est-ce pas ?

La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s’écriait :

— Faut-il être bête Pour aller voir parader ces cocos-là.

La réputation de conquérant du capitaine Epivent était d’ailleurs établie dans toute l’armée française.

Or, en 1868, son régiment, le 102e hussards, vint tenir garnison à Rouen.

Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boieldieu, pour prendre l’absinthe au café de la Comédie, mais avant d’entrer dans l’établissement, il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.

Les commerçants rouennais qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires, et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient :