Честь имею пребывать с совершенным уважением, милостивый государь граф, вашего сиятельства
нижайший и покорнейший слуга
Ф. Тютчев
Гагарину И. С., 20–21 апреля/2-3 мая 1836*
Munich. Ce 2 mai 1836
Mon bien cher ami. J’ose à peine espérer qu’en revoyant mon écriture vous n’éprouviez plutôt une impression pénible qu’agréable. Ma conduite à votre égard est inqualifiable dans toute la vague énergie de ce mot. Et quelle que soit ou quelle qu’ait été votre amitié pour moi, quelle que soit l’aptitude de votre esprit à comprendre les excentricités les plus extravagantes du caractère ou de l’esprit d’autrui, je désespère en vérité de vous expliquer mon silence. Sachez que depuis des mois ce maudit silence me pèse comme un cauchemar, qu’il m’étouffe, qu’il m’étrangle… et bien que pour le dissiper il eût suffi d’un très léger mouvement des doigts… jusqu’à l’heure d’aujourd’hui je ne suis pas parvenu à effectuer ce mouvement sauveur, à rompre ce sortilège.
Je suis un exemple vivant de cette fatalité, si morale et si logique, qui fait de chaque vice sortir le châtiment qui lui est dû. Je suis un apologue, une parabole, destinée à prouver les détestables conséquences de la paresse… Car enfin c’est cette maudite paresse qui est le mot de l’énigme. C’est elle qui, en grossissant de plus en plus mon silence, a fini par m’en accabler comme sous une avalanche. C’est elle qui a dû me donner à vos yeux toutes les apparences de l’indifférence la plus brutale, de la plus stupide insensibilité. Et Dieu sait pourtant, mon ami, qu’il n’en est rien. En écartant les phrases, je ne vous dirai que ceci: depuis l’instant de notre séparation, il ne s’est pas passé un jour que vous ne m’ayez manqué. Croyez, mon cher Gagarine, qu’il y a peu d’amoureux qui pourrait en conscience en dire autant à sa maîtresse.
Toutes vos lettres m’ont fait grand plaisir, toutes ont été lues et relues… A chacune d’entr’elles j’ai fait au moins vingt réponses. Est-ce ma faute si elles ne vous sont pas parvenues, faute d’avoir été écrites. Ah, l’écriture est un terrible mal, c’est comme une seconde chute pour la pauvre intelligence, comme un redoublement de matière… Je sens que si je me laissais aller, je vous écrirais une bien longue, longue lettre, tendante uniquement à vous prouver l’insuffisance, l’inutilité, l’absurdité des lettres… Mon Dieu, comment peut-on écrire? Tenez, voilà une chaise vide auprès de moi, voilà des cigares, voilà du thé… Venez, asseyez-vous et causons. — Ah oui… causons comme nous l’avons si souvent fait, comme je ne le fais plus.
Mon cher Gagarine, vous vous tromperiez beaucoup si vous jugiez par ce commencement de lettre (que je ne suis pas sûr d’achever) de l’état habituel et réel de mon humeur… Et, pour ne parler que du moment présent, les Krüdener, qui nous quittent demain*, vous diront si j’ai lieu de me réjouir beaucoup. Après un hiver passé dans les tiraillements continuels, dont nul que moi n’a eu le secret, un événement aussi imprévu qu’il aurait pu devenir affreux a failli bouleverser mon existence… Je n’ai pas le courage de vous en parler… Mais sachez qu’à peine revenu à moi-même, j’ai pensé à vous et ai compté sur votre sympathie…
Par lettres on ne devrait parler que de généralités, car il n’y a que les généralités qui puissent être comprises à distance… Mais c’est qu’il y a des moments où la vie interrompt tout à coup cette discussion philosophique et vous cherche querelle comme un mauvais bretteur… C’est même là le côté vraiment tragique de la condition humaine. Dans les temps ordinaires la terrible réalité de la vie laisse la pensée se jouer librement autour d’elle, et lorsque celle-ci est pleine de sécurité et de foi dans sa force, tout à coup elle s’éveille et d’un seul coup de patte lui brise les reins… Mais ceci encore n’est qu’une généralité… Revenons à vos lettres…
Ce que vous me dites de vos premières impressions à votre retour en Russie m’a intéressé. Je regrette de n’y avoir pas fait de réponse dans le premier moment, maintenant c’est trop tard. Car que sais-je où vous en êtes maintenant? A coup sûr ce ne sont plus les mêmes nuages au ciel qu’il y a six mois. A l’heure qu’il est vous devez avoir quitté le bord. Vous devez être entré dans le courant… S’il y avait de la convenance à parler des choses qu’on ignore complètement, je vous dirais en gros que le mouvement intellectuel, tel qu’il s’accomplit maintenant en Russie, rappelle à certains égards, et en tenant compte de l’immense diversité de temps et de position, la tentative catholique, essayée par les Jésuites… C’est la même tendance, le même effort de s’approprier la culture moderne moins son principe, moins la liberté de la pensée… et il est plus que probable que le résultat en sera le même… Ne serait-ce que par la simple raison que dans le pouvoir absolu, tel qu’il est constitué chez nous, il entre un élément protestant, ipso facto la tutelle de Mr Ouvaroff et conf<rère>s peut être bonne ou mauvaise, salutaire ou malfaisante, mais dans tous les cas elle est transitoire…*
Ce 3 mai
Hier soir, en vous écrivant, je n’ai pas pu prendre sur moi de m’expliquer avec vous sur le triste événement dont j’ai été affligé. Cependant tout bien considéré, j’aime mieux vous dire le fait tel qu’il est, que de vous laisser à la merci des versions ou fausses ou exagérées. Voici ce que c’est.
Ma femme, depuis qu’elle avait sevré son dernier enfant*, paraissait complètement remise. Cependant le médecin attendait non sans inquiétude le premier retour de la période. En effet, le matin même du jour de l’événement, elle s’annonça par des crampes d’une violence extrême. On lui fit prendre un bain qui la soulagea. Vers les 4 heures, comme elle paraissait parfaitement calme, je la quittai, pour aller dîner en ville. Je rentrai plein de sécurité, lorsque j’appris en entrant qu’un malheur venait d’arriver. Je me précipitai dans sa chambre et la trouvai gisante à terre et baignée de son sang… Une heure après mon départ, comme elle me l’a raconté elle-même depuis, elle s’est sentie tout à coup le cerveau comme envahi par le sang, toutes ses idées se brouillèrent, et il ne lui reste qu’un sentiment d’inexprimable angoisse avec l’irrésistible besoin de s’en délivrer à tout prix. Par une fatalité inouïe, sa tante* venait de la quitter et sa sœur* n’était pas dans la chambre lorsque l’accès se déclara… S’étant mise à fouiller dans ses tiroirs, elle découvre tout à coup un petit poignard qui était resté là depuis la masquerade de l’année dernière. La vue de ce fer fixe ses idées, et dans un accès de complète frénésie elle s’en donne plusieurs coups au sein. Aucun heureusement n’était grave. Perdant du sang et toujours en proie à cette angoisse dont elle ne peut se délivrer, elle descend l’escalier, court dans la rue, et là, à 300 pas de la maison, tombe évanouie. Les gens de Hollenstein, qui l’avaient vu sortir et qui la suivirent, la rapportèrent chez elle. Sa vie pendant vingt-quatre h<eures> fut dans un danger imminent, et ce n’est qu’après lui avoir appliqué une saignée et 40 sangsues qu’on est parvenu à la rendre à la raison… Maintenant elle est hors d’affaire, quant à l’essentiel, mais l’ébranlement nerveux se fera encore longtemps sentir.
Tel est le fait dans sa vérité vraie, sa cause est toute physique. C’est un transport au cerveau. Vous qui la connaissez et qui connaissez tout l’ensemble de la position, vous n’en douterez pas un instant. Et j’attends de votre amitié, mon cher Gagarine, que s’il arrivait qu’en votre présence on cherchât à représenter la chose sous un jour plus romanesque peut-être, mais complètement faux, vous démentiez hautement les absurdes versions*. Le roman est devenu si lieu commun, que même sous le rapport de l’intérêt tous les bons esprits doivent préférer un fait physiologique à une aventure romanesque…
Ayant appris que je vous écrivais, elle me charge de mille amitiés pour vous… Dans le paquet, qu’elle vous envoie, le portefeuille est pour vous et le portrait pour son fils Charles*, auquel vous aurez la complaisance de le faire remettre, en l’instruisant prudemment et avec discrétion de l’accident arrivé à sa mère…
Je ne vous parle pas de mes affaires de service par la même raison qui fait que ne lis jamais dans les journaux les articles concernant la Suisse. C’est trop plat et trop ennuyeux. Mr le Vice-Chancelier est pis que le beau-père de Jacob. Au moins celui-là n’a fait travailler son gendre que 7 ans pour obtenir Lia, pour moi la mesure a été doublée*. Ils ont raison après tout. N’ayant jamais pris le service au sérieux, il est juste que le service aussi se moque de moi. En attendant, ma position se fausse de plus en plus… Je ne puis songer à retourner en Russie par la simple et excellente raison que je ne saurai comment faire pour y exister, et d’autre part, je n’ai pas le moindre petit motif raisonnable, pour persévérer dans une carrière qui ne m’offre aucune chance d’avenir. Le malheureux événement qui vient d’avoir lieu pourra, je le crains, contribuer à empirer encore ma position. On s’imaginera peut-être à Pétersbourg que ce serait me rendre un très grand service que de me déplacer à tout prix de Munich et rien n’est plus faux. Je ne demande pas mieux que de le quitter, mais au prix d’un avancement réel, autrement… Brisons là. Il est honteux de tant parler de soi, et surtout parfaitement ennuyeux.
Bien des remerciements pour le volume de poésies* que vous m’avez envoyé. Il y a là de l’inspiration, et ce qui est d’un bon augure pour l’avenir, il y a à côté d’un élément idéal très développé le goût du réel et du sensible, voire même du sensuel… Ce n’est pas un mal… La poésie, pour fleurir, doit avoir ses racines en terre… C’est une chose remarquable que ce torrent de lyrisme qui inonde l’Europe, et cela tient pourtant, en grande partie, à une circonstance très simple, au mécanisme perfectionné des langues et de la versification. Tout homme à un certain âge de la vie est poète lyrique. Il ne s’agit que de lui dénouer la langue.
Vous m’avez demandé de vous envoyer mes paperasses*. Je vous ai pris au mot. J’ai saisi cette occasion pour m’en débarrasser. Faites-en ce que vous voudrez. J’ai en horreur le vieux papier écrit, surtout écrit par moi. Cela sent le rance à soulever le cœur…