L'influence de la philosophie du XVIIIe siècle eut un effet pu partie pernicieux à Pétersbourg. En France, les encyclopédistes émancipant l'homme des vieux préjugés, lui inspiraient des instincts moraux plus élevés, le faisaient révolutionnaire. Chez nous, en brisant les derniers liens qui retenaient une nature demi-sauvage, la philosophie voltairienne ne mettait rien à la place des vieilles croyances, des devoirs moraux, traditionnels. Elle armait le Russe de tous les instruments de la dialectique et de l'ironie propres à le disculper à ses yeux de son état d'esclave par rapport au souverain, et de son état de souverain par rapport à l'esclave. Les néophytes de la civilisation se jetèrent avec avidité dans les plaisirs du sensualisme. Ils comprirent très bien l'appel à l’épicurisme, mais le son du tocsin solennel qui appela les hommes à une grande résurrection n'allait pas à leur âme.
Entre la noblesse et le peuple, il y avait une tourbe d'employés personnellement anoblis, classe corrompue et dénuée de toute dignité humaine… Voleurs, tyrans, dénonciateurs, ivrognes et joueurs, ce furent et ce sont encore les hommes les plus rampants de l'empire. Cette classe a été le produit de la réforme brusque de la juridiction du temps de Pierre Ier.
Le procès oral fut alors aboli et remplacé par le procès inquisitorial. Des formalités minutieuses introduites à l'instar des chancelleries allemandes, compliquèrent la procédure et fournirent des armes terribles à la chicane. Les tchinovniks, complètement libres des préjugés, torturaient les lois à leur guise et avec un art infini. Ce sont les plus forts rabulistes du monde; ils n'ont jamais autre chose en vue que leur responsabilité personnelle; lorsqu'ils la croient à couvert, ces gens osent tout, et le paysan, comme le tchinovnik, n'a aucune foi dans les lois. Le premier les respecte par crainte, le second y voit une mère nourricière. La sainteté des lois, les droits imprescriptibles, les notions d'une justice immuable, sont des termes qui n'existent pas dans leur langue. Et toute la force impériale ne suffit pas pour arrêter, pour paralyser l'action maltaisante de ces vipères d'encre, deces ennemis embusqués qui guettent le paysan pour l'entraîner dans des procès ruineux.
Après nous être formé ainsi une idée approximative de la société néo-européenne du siècle de Catherine II, jetons un coup d'oau sur les débuts littéraires de l'Etat nouvellement formé.
L'église byzantine avait horreur de toute culture mondaine. Elle ne connaissait d'autre science que la controverse théologique; elle inventa une peinture conventionnelle, faisant de l'opposition à la beauté charnelle de l'antiquité (ikonopis). Elle abhorrait tout mouvement indépendant de l'intelligence, elle ne voulait qu'une foi soumise. Il n'y avait pas de prédicateur en Russie. Le seul évêque qui soit connu dans les anciens temps pour ses sermons, fut persécuté à cause de ses sermons. Pour savoir ce que c'est que l'éducation que l'église orientale donnait à son iidèle troupeau, il suffit de connaître les peuplades chrétiennes de l'Asie Mineure, et ce fut là l'église qui présida à la civilisation de la Russie depuis le Xe siècle. Les guerres continuelles des princes apanages et le joug mongol lui furent d'un immense secours.
L'église gréco-russe retint une langue à part formée de divers dialectes des Slaves du sud; la langue vulgaire n'était pas encore élaborée. Les chroniques, les actes diplomatiques et civils se rédigeaient dans un idiome qui tenait le milieu entre la langue ecclésiastique et la langue populaire et se rapprochait plus de l'une ou de l'autre suivant la position sociale de l'auteur. Il n'y eut aucun mouvement littéraire jusqu'au XVIIIe siècle. Quelques chroniques, un poème du XVIIe siècle (campagne d'Igor), un assez grand nombre de contes et de chants populaires pour la plupart oraux, voilà tout ce qu'ont produit dix siècles dans le domaine littéraire.
Sans égard à cette pénurie, il est important de remarquer que la langue de la Bible, comme celle des annales de Nestor et du poème mentionné est non seulement d'une grande beauté, mais qu'elle porte des traces évidentes d'un long usage et d'un développement antérieur de beaucoup de siècles.
Les traducteurs de la Bible Cyrille et Méthode réglèrent la langue, fixèrent un alphabet, calquèrent les tonnes grammaticales d'après les règles grecques, mais ils trouvèrent une langue riche et élaborée probablement par les Slaves qui habitaient la Macédoine et la Thessalie. faut connaître les dillicultés que trouvent les Anglais en traduisant l'Evangile dans les langues sauvages par exemple dans celle des Cafres, les mots leur manquent les images, les notions, les expressions, tout doit être rendu par des périphrases approximatives. Tandis que la traduction slave égale en concision, en beauté mâle et en fidélité celle de Luther.
Tous les éléments poétiques qui fermentaient dans l'âme du peuple russe s'exhalaient dans des chants extrêmement mélodieux. Les peuples slaves sont par excellence des peuples chanteurs. Los chroniqueurs du Bas-Empire racontent que dans une invasion des Slaves, les Grecs les ont surpris, car les sentinelles qui chantaient toujours s'endormirent peu à peu elles-mêmes par leurs chants. Le paysan russe trouvait dans ses chants l'unique épanchement à ses souttrances. Il chante continuellement, en travaillant, en conduisant ses chevaux ou en se reposant au seuil de sa porte. Ce qui distingue ces chansons de celles des autres Slaves et même des Malo-Russes, c'est une tristesse profonde. Les paroles ne sont qu'une complainte qui se perd dans les plaines sans limites comme son malheur, dans les bois lugubres de sapin, dans les steppes infinies, sans rencontrer d'écho ami. Cette tristesse n'est pas un élan passionné vers quelque chose d'idéal, elle n'a rien de romantique, rien de ces aspirations maladives et monacales[5], comme les chants allemands, c'est la douleur de l'individu écrasé par la fatalité, c'est un reproche à la destinée «destinée-marâtre sort amer»; c'est un désir comprimé qui n'ose pas se mauitester autrement, c'est le chant d'une lemme opprimée par son mari, du mari opprimé par son père, par l'ancien du village, de tous enfin opprimés par le seigneur ou le tzar; c'est l'amour protond, passionné, malheureux mais terrestre et réel[6]. Au milieu de ces chants mélancoliques vous entendez tout à coup les sons d'une orgie, d'une gaîté sans frein; des cris passionnés et fous, des mots dénués, de sens, mais enivrants, entraînants a une danse effrénée qui est tout autre chose que la danse dramatique et gracieuse en chœurs,
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Il est de méme à remarquer que les héros des contes – Ilia Mourometz, Ivan Tzarévitch, etc. ont beaucoup plus de rapports avec les héros homériquos, qu'avec ceux du moyen âge, le «Bogatyr» n'est pas un chevalier, comme Achille n'en est pas un.
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Voyez la dissertation magnifique de Mme Talvi sur les chants slaves dans son ouvrage imprimé en 1846 à New-York.