Pouchkine est on ne peut plus national et en même temps intelligible aux étrangers. Il contrefait rarement la langue populaire des chansons russes, il exprime sa pensée telle qu'elle surgit dans son esprit. Comme tous les grands poètes, il est toujours au niveau de son lecteur, il grandit, devient sombre, orageux, tragique, son vers mugit comme la mer, comme la iorêt agitée par une tempête, mais il est en même temps serein, limpide, pétillant, avide de plaisirs, d'émotions. Partout, le poète russe est réel, rien en lui de maladif, rien de cette pathologie psychologique exagérée, de ce spiritualisme chrétien abstrait, qu'on voit si souvent dans les poètes allemands. Sa muse n'est pas un être pâle, aux nerfs attaqués, roulé dans un linceul, c'est une femme ardente, entourée de l'auréole de la santé, trop riche de sentiments véritables pour en chercher de factices, assez malheureuse pour ne pas inventer de malheurs artificiels. Pouchkine avait la nature panthéiste, épicurienne des poètes grecs, mais il y avait encore dans son âme un élément tout moderne. En se repliant sur lui-même, il trouvait au fond de son âme la pensée amère de Byron, l'ironie corrosive de notre siècle.
On a cru voir dans Pouchkine un imitateur de Byron. Le poète anglais a en effet exercé une grande influence sur le poète russe. On ne sort jamais du commerce d'un homme fort et sympathique sans subir son influence, sans mûrir à ses rayons. La confirmation de ce qui vit dans notre cœur, par l'assentiment d'un esprit qui nous est cher nous donne un élan et une portée nouvelle. Mais il y a loin de cette action naturelle à l'imitation. Après les premiers poèmes de Pouchkine où l'influence de Byron se fit sentir puissamment, il devint à chaque nouvelle production de plus en plus original; toujours plein d'admiration pour le grand poète anglais, il ne fut ni son client ni son parasite, «ni traduttore ni traditore».
Pouchkine et Byron s'écartent complètement l'un de l'autre vers la fin de leur carrière, et cela par une cause bien simple; Byron était profondément anglais et Pouchkine profondément russe, russe de la période de Pétersbourg. Il connaissait toutes les soulfrances de l'homme civilisé, mais il avait une foi dans l'avenir que l'homme de l'Occident n'avait plus. Byron, la grande individualité libre, l'homme qui s'isole dans son indépendance et qui s'enveloppe de plus en plus dans son orgueil, dans sa philosophie fière et sceptique, devient de plus en plus sombre et implacable. Il ne voyait aucun avenir prochain, accablé de pensées amères, dégoûté du monde, il va livrer ses destinées à un peuple de pirates slavo-héllènes qu'il prend pour des Grecs de l'ancien monde. Pouchkine, au contraire, se calme de plus en plus, il se plonge dans l'étude de l'histoire russe, rassemble des matériaux pour une monographie de Pougatcheff, il compose un drame historique, Boris Godounoff, il a une foi instinctive dans l'avenir de la Russie; les cris de triomphe et de victoire qui l'ont frappé enfant encore, en 1813 et 1814, retentissaient dans son âme; il a été même entraîné pendant quelque temps par un patriotisme pétersbourgeois qui se vante du nombre de baïonnettes, qui s'appuie sur les canons. Sans doute cette morgue est aussi peu pardonnable que l'aristocratisme poussé à l'excès de lord Byron, mais la cause en est évidente. Il est douloureux à dire, mais Pouchkine avait un patriotisme exclusif; de grands poètes ont été courtisans, témoins Gœthe, Racine, etc.; Pouchkine n'a été ni courtisan, ni gouvernemental, mais la force brutale de l'Etat lui plaisait par instinct patriotique, ce qui fit qu'if partagea le vœu barbare de répondre aux raisonnements par des boulets. La Russie est en partie esclave, parce qu'elle tiouve de la poésie dans la force matérielle et voit de la gloire à être l'épouvantail des peuples.
Ceux qui disent qu'Onéguine, poème de Pouchkine, est le Don Juan des mœurs russes ne comprennent ni Byron, ni Pouchkine, ni l'Angleterre, ni la Russie: ils s'en tiennent à la forme extérieure. Onéguine est la production la plus importante de Pouchkine, elle a absorbé la moitié de son existence. Ce poème sort même de la période qui nous occupe, il a été mûri par les tristes années qui ont suivi le 14 décembre, et l'on irait croire qu'une œuvre pareille, une autobiographie poétique serait une imitation!
Onéguine, ce n'est ni Hamlet, ni Faust, ni Manfred, ni Obermann, ni Trenmor, ni Charles Moor; Onéguine est un Russe, il n est possible qu'en Russie, là il est nécessaire et on l'y rencontre a chaque pas. Onéguine, c'est un fainéant, parce qu'il n'a jamais eu d'occupation; un homme superflu dans la sphère où il se trouve, sans avoir assez de force de caractère pour en sortir. C’est un homme qui tente la vie jusqu'à la mort et qui voudrait essayer de la mort pour voir si elle ne vaut pas mieux que la vie. a tout commencé sans rien poursuivre, il a pensé d'autant plus qu'il a moins fait, il est vieux à l'âge de vingt ans et rajeunit par l'amour en commençant à vieillir. Il a toujours attendu comme nous tous, quelque chose, parce que l'homme n'a pas assez de folie pour croire à la durée de l'état actuel de la Russie… Rien n'est venu, et la vie s'en allait. Le personnage d'Onéguine est si national qu'il se rencontre dans tous les romans et dans tous les poèmes qui ont eu quelque retentissement en Russie, non pas qu'on ait voulu le copier, mais parce qu'on le trouve continuellement autour de soi ou en soi-même.
Tchatski, le héros d'une comédie célèbre de Griboïédoff, est un Onéguine raisonneur, son frère aîné.
Le Héros de nos jours, par Lermontoff, est son frère cadet. Même dans, les productions secondaires, Onéguine reparaît, outré ou incomplet, mais reconnaissable. Si ce n'est lui, c'est au moins sa copie. Le jeune voyageur, dans le Tarantass du cte Sollogoub, est un Onéguine borné et mal élevé. Le fait est que tous, nous sommes plus ou moins Onéguine, à moins que nous n'aimions mieux être tchinovnik (employé) ou pomechtchik (propriétaire).
La civilisation nous perd, nous désoriente, c'est elle qui fait que nous sommes à charge aux autres et à nous-mêmes, désœuvrés, inutiles, capricieux; que nous passons de l'excentricité à la débauche, dépensant sans regret notre fortune, notre cœur, notre jeunesse, et cherchant des occupations, des sensations, des distractions, comme ces chiens d'Aix-la-Chapelle de Heine qui demandent aux passants, comme une grâce, un coup de pied pour les désennuyer. Nous faisons tout, de la musique, de la philosophie, de l'amour, de l'art militaire, du mysticisme, pour nous distraire, pour oublier le vide immense qui nous opprime.
Civilisation et esclavage, sans même qu'il y ait «un chiffon» entre les deux, pour empêcher que nous ne soyons pas broyés intérieurement ou extérieurement entre ces deux extrêmes forcément rapprochés!
On nous donne une éducation large, on nous inocule les désirs, les tendances, les souffrances du monde contemporain, et l'on nous crie: «Restez esclaves, muets, passifs, ou vous êtes perdus». En récompense, on nous laisse le droit d'écorcher le paysan et de dissiper sur le tapis vert ou au cabaret l'impôt de sang et de larmes que nous prélevons sur lui.
Le jeune homme ne rencontre aucun intérêt vivace dans ce monde de servilisme et d’ambition mesquine. Et pourtant, c’est dans cette société, qu’il est condamne à vivre, car le peuple encore plus élogné de iui. «Ce monde» est au moins composé d’étres déchus de la même espéce, tandit qu’il n’y a rien de commun entre lui et le peuple. Les traditions ont été si bien rompues par Pierre Ier qu'il n'y a pas de force humaine capable de les réunir, au moins quant à présent. Il nous reste l'isolement ou la lutte et nous n'avons pas assez de force morale ni pour le premier ni pour la seconde. C'est ainsi qu'on se fait Onéguine, si l'on ne périt pas dans les maisons publiques ou dans les casemates d'une forteresse.