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Nous avons volé la civilisation, et Jupiter veut nous punir avec le même acharnement qu'il a mis à tourmenter Prométhée.

A côté d'Onéguine, Pouchkine a placé Vladimir Lénski, autre victime de la vie russe, le vice-versa d'Onéguine. C'est la souffrance aiguë, à côté de la souffrance chronique. C'est une de ces natures virginales, pures, qui ne peuvent s'acclimater dans un milieu corrompu et fou, qui ont accepté la vie, mais ne peuvent rien accepter de plus du sol immonde, si ce n'est la mort. Victimes expiatoires, ces adolescents passent jeunes, pâles, marqués au front par la fatalité, comme un reproehe, comme un remords et laissent encore plus noire la nuit triste dans laquelle «nous nous mouvons et sommes».

Pouchkine a tracé le caractère de Lénski avec cette tendresse, qu'on a pour les rêves de sa jeunesse, pour les réminiscences de ce temps où l'on a été si plein d'espérance, de pureté, d'ignorance. Lénski est le dernier cri de conscience d'Onéguine, car c'est lui-oiênie, c'est son idéal de jeunesse. Le poète a vu qu'un tel homme l'avait rien à faire en Russie, il l'a tué da la main d'Onéguine, d'Onéguine qui l'aimait et qui, en le visant, ne voulait pas le blesser. Pouchkine s'est effrayé lui-même de cette fin tragique, il se presse de consoler le lecteur, en lui traçant la vie banale qui attendait le jeune poète.

A côté de Pouchkine se place aussi un Lénski – ce fut Vénévitinoff, âme candide et poétique écrasée par les mains grossieres de la vie russe, à vingt-deux ans.

Entre ces deux types, entre l'enthousiaste dévoué, entre le poète, et de l'autre côté, l'homme fatigué, aigri, inutile; entre la tombe de Lénski et l'ennui d'Onéguine, se traîne le fleuve profond et bourbeux de la Russie civilisée, avec ses aristocrates, bureaucrates, officiers, gendarmes, grands-ducs et empereur, masse informe et muette de bassesse, de servilisme, de lérocité et d'envie, qui entraîne et engloutit tout, «ce goultre, comme dit Pouchkine, où, cher lecteur, nous nous baignons avec vous».

Pouchkine a débuté par des poésies révolutionnaires d'une grande beauté. Alexandre l'a exilé de Pétersbourg sur les confins méridionaux de l'empire; nouvel Ovide, il passa l'époque de sa vie de 1819 à 1825 dans la Chersonese taurique. Séparé de ses amis, loin du mouvement politique, au centre d'une nature magnifique mais sauvage, Pouchkine, poète avant tout, se concentra dans son lyrisme; ses pièces lyriques sont les phases de sa vie, la biographie de son âme; on y trouve les vestiges de tout ce qui émouvait cette âme de feu, la vérité et l'erreur, l'entraînement passager d'un moment et les sympathies profondes et éternelles. Nicolas rappela Pouchkine de l'exil quelques jours après avoir fait pendre les héros du 14 décembre. Il voulut le perdre dans l'opinion publique par sa grâce, le réduire par ses bontés.

Pouchkine rentra et ne reconnut plus ni la société de Moscou ni la société de Pétersbourg. Il ne trouva plus ses amis, on n'osait même pas proférer leur nom, on ne parlait que d'arrestations, de visites domiciliaires, d'exil; tout était sombre et terrifié. Il rencontra un instant Mickiewicz, cet autre poète slave; ils se tendirent la main comme au milieu d'un cimetière. L'orage grondait sur leurs têtes: Pouchkine revenait de l'exil, Mickiewicz s'y rendait. Leur entrevue fut lugubre, mais ils ne se comprirent pas. Le cours de Mickiewicz, au Collège de France, a mis au jour le dissentiment qui existait entre eux; pour un Polonais et un Russe le temps de se comprendre n'était pas encore arrivé.

Nicolas, continuant la comédie, nomma Pouchkine gentilhomme de la chambre. Celui-ci saisit le trait et ne vint pas à la cour. On lui présenta alors l'alternative de se rendre au Caucase ou de revêtir l'habit de cour. Il était déjà marié à une femme qui a causé ensuite sa perte, un second exil qui paraissait plus pénible que le premier, – il opta pour la cour. On reconnaît le mauvais côté du caractère russe dans ce manque de fierté, de résistance, dans cette souplesse douteuse.

Le grand-duc héritier le complimentant un jour à l'occasion de sa promotion, «Altesse, lui répondit Pouchkine, vous êtes le premier qui me félicitez à ce sujet».

En 1837, Pouchkine fut tué en duel par un de ces spadassins étrangers qui, comme les mercenaires du moyen âge ou les Suisses de nos jours, vont mettre leur épée au service de tout despotisme. Il tomba au milieu de la plénitude de ses forces, sans avoir achevé ses chants, sans avoir dit ce qu'il avait à dire.

Tout Pétersbourg, à l'exception de la cour et de son entourage, pleura; ce fut alors seulement qu'on vit quelle popularité il avait acquise. Pendant son agonie, une foule compacte se pressait autour de sa maison pour avoir des nouvelles de sa santé. Comme c'était à deux pas du Palais d'hiver, l'empereur put, de ses fenêtres, contempler la foule; il en conçut de la jalousie et confisqua au public les funérailles du poète; on transporta furtivement, par une nuit glaciale, le corps de Pouchkine, entouré de gendarmes et d'agents de police, dans une tout autre église que celle de sa paroisse; là, un prêtre lut hâtivement la messe des morts, un traîneau emporta le corps du poète dans un couvent du gouvernement de Pskov, où se trouvaient ses terres. Lorsque la foule ainsi trompée se porta à l'église où avait été déposé le défunt, la neige avait déjà effacé toute trace du convoi.

Un sort terrible et sombre est réservé chez nous à quiconque ose lever la tête au-dessus du niveau tracé par le sceptre impénal; poète, citoyen, penseur, une fatalité inexorable les pousse dans la tombe. L'histoire de notre littérature est un martyrologe ou un registre des bagnes. Ceux-mêmes que le gouvernement a'épargnés périssent, à peine éclos, se pressant de quitter la vie. Là sotto i giorni brevi e nebulosi Nasce una goûte a cui il morir non duole.

Ryléieff pendu par Nicolas.

Pouchkine tué dans un duel, à trente-huit ans.

Griboïédoff assassiné à Téhéran.

Lermontoff tué dans un duel, à 30 ans, au Caucase.

Vénévitinoff tué par la société, à vingt-deux ans.

Koltzoff tué par sa famille, à trente-trois ans.

Bélinnski tué, à trente-cinq ans, par la faim et la misère.

Poléjaïetf mort dans un hôpital militaire, après avoir été forcé de servir comme soldat au Caucase pendant huit années.

Baratynski mort après un exil de douze ans.

Bestoujeff succombé au Caucase tout jeune encore, après les travaux forcés en Sibérie…