Il a vraiment une sale gueule. Encore pire que d’habitude. Le visage creusé, des cernes mauves sous les yeux. Je me demande si j’avais la même tête lorsque j’étais malade.
Non, je ne pouvais pas être aussi moche, impossible !
Sefana m’a ordonné de lui apporter un repas léger jusque dans sa chambre parce que ce pauvre M. Charandon est incapable de se lever.
Dès que j’entre, il soulève les draps et s’assoit sur le rebord du matelas. Il ne porte qu’un caleçon, je suis très gênée. Il m’est déjà arrivé de le croiser quand il sortait de la salle de bains, mais c’est la première fois que je le vois quasiment nu dans sa chambre à coucher.
Je pose le plateau sur le lit, à côté de lui. Il ne me remercie pas. De toute façon, il ne m’a jamais dit merci.
— Où est ma femme ?
— Elle est partie faire quelques courses, réponds-je. Il vous faut autre chose ?
— Passe-moi mon téléphone, grogne-t-il.
Je prends le portable posé sur la commode et le lui apporte. Croyant qu’il le tient, je le lâche. Le téléphone tombe sur le parquet. Je le ramasse en vitesse, il me l’arrache des mains.
— Tu pourrais t’excuser, au moins, petite conne ! dit-il en vérifiant que son précieux iPhone fonctionne encore.
Je pourrais m’excuser, oui. Mais, bizarrement, les mots ne viennent pas. Pire encore, je le fixe.
J’ignore pourquoi je fais ça. Sans doute parce que j’en ai envie. Terriblement envie. Un truc incontrôlable.
Sans doute parce qu’il a dit petite conne. Pourtant, j’ai l’habitude de me faire insulter par lui et tous les membres de la famille.
Il relève la tête, tombe sur mes yeux. À son regard, je comprends qu’il n’aime pas du tout le mien. Je sens que la situation devient dangereuse. Malgré tout, je continue de le défier.
Il attrape mon poignet, m’attire brutalement jusqu’à lui. Comme il est assis, nos visages sont à la même hauteur.
— Baisse les yeux, m’ordonne-t-il.
— Je ne suis pas une petite conne.
— Ta gueule. Baisse les yeux.
Dans ma tête, une voix hurle très fort.
Obéis, Tama. Obéis, sinon il va te faire du mal.
Puis la voix se tait, écrasée par la colère.
— Je ne suis pas une petite conne, monsieur.
Soudain, il sourit. Un sourire effrayant.
— Non, t’es juste une petite bonne… T’es rien, en fait. Rien du tout.
Ma colère monte d’un cran. Oublié le danger. J’essaie de me dégager, sa poigne se resserre.
— Et vous, vous êtes quoi ? dis-je.
Il y a un mot qui me vient. Ou plutôt une injure, apprise ici, dans cette maison, en écoutant parler mes bourreaux.
— Un enfoiré, peut-être.
Le sourire de Charandon s’efface. Il tord mon poignet droit, craquement sinistre. Je crie puis tombe à genoux. Il me saisit par les cheveux.
— Si tu me parles encore comme ça, je te tue ! dit-il à voix basse.
Il se lève, vacille légèrement et tend le bras vers la porte, tandis que, de son autre main, il me tient toujours. Quand j’entends la clef tourner dans la serrure, la peur reprend le dessus sur la colère. Je suis allée trop loin. Il va me frapper, peut-être me tuer. Mais après tout, n’est-ce pas ce que je cherche ?
Il revient s’asseoir face à moi et relève ma tête, pliant ma nuque dans le mauvais sens.
— Tu veux jouer, petite pute ? Je vais t’apprendre la politesse, tu vas voir…
Dans un dernier accès de rébellion, ou simplement par instinct de survie, j’essaie à nouveau de le faire lâcher. Mais il a beaucoup plus de force que moi… Combat perdu d’avance. D’un simple geste, il m’attire contre son caleçon. Avec son autre main, il sort son sexe, me le colle sur le visage.
— Ouvre la bouche…
Je tourne la tête pour échapper à cet odieux contact. Il me ramène dans le droit chemin.
— Ouvre la bouche, petite salope !
Comme je refuse d’obéir, il m’envoie une gifle, puis une autre.
— Il est temps que tu serves à autre chose qu’à faire le ménage ! dit-il avec un rictus ignoble.
Je me mets à trembler, à pleurer.
— Tu fais moins la maline, hein ? Ouvre la bouche, sinon je t’arrache les yeux…
Soudain, des coups résonnent contre la porte. Charandon se fige mais ne me lâche pas. Dans le couloir, la voix de Fadila.
— Papa ?
— Quoi ? éructe-t-il.
— Faut que tu viennes voir Émilien ! Je crois qu’il n’est pas bien du tout !
— J’arrive…
Fadila tente d’ouvrir la porte.
— J’arrive, je te dis ! hurle son père.
Il me regarde fixement.
— On se retrouvera plus tard, me dit-il à voix basse. Et n’oublie pas ce que tu es…
Il me libère enfin et quitte la chambre. Je reste quelques secondes à genoux face au matelas. Je tremble tellement que je n’arrive pas à me remettre debout.
Je sens que je viens d’échapper à quelque chose de terrible. Quelque chose de sale. Mais je sais qu’il recommencera. Un nouveau danger m’écrase de tout son poids. Et ça, quoi que j’aie pu faire, je ne l’ai pas mérité.
Même si je sais ce que je suis.
Aujourd’hui, c’est Noël. Les enfants ont reçu des montagnes de cadeaux. Tellement de jouets que je me demande quand ils vont trouver le temps de tous les utiliser… Sefana m’a offert une nouvelle blouse, rose avec des fleurs bleues. Je ne m’attendais pas à avoir un cadeau, j’étais étonnée et plutôt contente. Et puis j’ai eu une tablette de chocolat au lait et un morceau de la bûche. Cette année, elle était à la vanille, elle était délicieuse.
Quand ils se sont enfin couchés, j’ai allumé ma lampe et j’ai pris mon livre. J’utilise les feuilles à gros carreaux que j’ai volées dans la chambre des filles. Je regarde le dessin, je prononce le mot tout bas avant de le recopier. C’est difficile, surtout après une journée de travail. Mais j’avais déjà commencé à le faire au Maroc, les fois où je pouvais aller à l’école. Même si c’était en arabe, la méthode est la même.
Je me dis qu’à Noël, l’an prochain, je serai capable de lire le livre et de le recopier entièrement. Je me dis qu’un jour, ça me servira à quelque chose. Et puis, sans que je sache vraiment pourquoi, ça me donne des forces.
Izri est revenu avant-hier. Il m’a dit que j’étais de plus en plus jolie. Fadila l’a entendu et j’ai bien vu qu’elle en crevait de jalousie.
Ça aussi, ça me donne des forces.
Mais je n’arrête pas de penser à ce que Charandon a essayé de me faire. Quoi que je fasse, mon esprit retourne sans cesse dans cette chambre.
Les vacances finissent bientôt. Sefana est partie chez Mejda avec les enfants. Sans doute vont-ils recevoir d’autres cadeaux qui leur feront oublier les précédents.
Tama est dans la cuisine, en train d’éplucher des pommes de terre pour le dîner. Ayant refusé d’accompagner sa femme, Charandon est dans le canapé, devant la télévision.
Comme souvent, Tama rêve. Assise sur la branche d’une étoile, elle essaie d’imaginer tout ce qu’elle ignore du monde. Elle sait qu’il se cache dans les livres et a hâte d’être capable de les déchiffrer.
Soudain, elle s’aperçoit que Charandon est à la porte de la cuisine, bras croisés, en train de la fixer. Son cœur se contracte douloureusement, ses mains se crispent. Il s’avance, lentement, s’assoit tout près d’elle.