Il fallait que tout soit normal.
Pourtant, son instinct de chasseur lui dictait la prudence. Et son cœur battait trop vite. Il se faufila derrière la maison, son arme à la main, glissa le long du mur de pierre jusqu’à atteindre la petite fenêtre ornée d’une grille. Il jeta un œil à l’intérieur et son cauchemar se matérialisa brutalement. Tayri était attachée sur une chaise, tournant le dos à la fenêtre. Sa tête penchait sur le côté.
Gabriel tenta de recouvrer sa respiration, son calme, ses réflexes. Le ou les tueurs l’attendaient sans doute à l’intérieur, planqués dans une autre pièce.
S’il entrait, il était mort. Il fallait donc les faire sortir.
Il remonta dans la colline en direction des voitures et récupéra un pied de biche dans la benne de son 4 × 4. Il fracassa la vitre conducteur de la BMW et l’alarme se déclencha. Puis il se posta derrière un gros châtaignier, avec une vue parfaite sur la voiture qui continuait à cracher ses décibels. De là où il se trouvait, il pouvait également apercevoir une partie de la maison.
Comme il l’avait espéré, un homme quitta la bâtisse pour s’élancer sur la route.
— Amène-toi, enfoiré, murmura Gabriel.
L’homme se rapprochait et Gabriel distingua une énorme balafre sur son visage.
— Salut, Greg…
Greg s’arrêta près de sa voiture et, constatant que la vitre était brisée, il balaya des yeux le décor qui l’entourait. Il ne vit pas le danger mais dégaina tout de même son CZ. Il prit la télécommande dans sa poche et stoppa l’alarme.
Gabriel ajusta son tir. La balle lui perfora la cuisse gauche, Greg s’écroula contre sa BM. Cinq secondes plus tard, le canon du Beretta se collait sur son crâne.
— Lâche ton arme, connard. Sinon, je t’explose la cervelle.
Greg laissa tomber son CZ, Gabriel le récupéra.
— Où sont tes copains ? interrogea-t-il.
— Je suis venu seul… Mais tu es en train de faire une énorme connerie ! Tu devrais pas te mêler de…
Un coup de crosse dans la nuque lui coupa la parole. Le corps de Greg coula comme un liquide visqueux le long de la carrosserie. Gabriel l’attrapa par une cheville et le traîna sur le sol. Il ouvrit le coffre de la BM et, malgré son épaule blessée, parvint à balancer Greg à l’intérieur.
Peu importait la douleur. Une autre, bien plus cruelle, ne le quittait plus.
Et s’il arrivait trop tard ?
Il fouilla les poches de Greg, y trouva deux téléphones et un cran d’arrêt dont le manche était poisseux.
Couvert de sang.
Il claqua le coffre, activa le verrouillage des portières et redescendit en courant jusqu’à la vieille maison. Greg avait peut-être menti, c’était le moment de vérité. Le Beretta à la main, Gabriel poussa la porte.
Silence de mort.
Un rayon de soleil froid entrait par la petite fenêtre, rai de lumière chargé de fines particules de poussière en suspension.
Il éclairait le visage de Tayri.
Son visage, tailladé jusqu’à l’os.
Gabriel eut la respiration coupée, ses doigts lâchèrent le pistolet. Lentement, il s’approcha de Tayri et tomba à genoux devant elle. Il avança une main tremblante vers le visage martyrisé de la jeune femme. Ses yeux ouverts le regardaient fixement, le suppliaient.
Je t’attends… Depuis toujours…
Une large blessure au niveau du ventre l’avait vidée de son sang.
Gabriel se mit à hurler comme un dément.
Un mot, un seul.
Non.
118
— Regarde, je t’ai fait un dessin !
Assise devant la petite maison, Tama souriait. Elle prit la feuille que Vadim lui tendait, découvrit une œuvre étrange, aux formes mouvantes. Une bicoque au toit pentu agrémenté de trois cheminées et dont la façade était percée d’une multitude de fenêtres. Les murs bougeaient, se déformaient, disparaissaient. Les lignes droites s’incurvaient, se bombaient.
— Je l’ai fait exprès pour toi ! ajouta l’enfant.
— Il est beau, ton dessin. Merci.
Une fille et un petit garçon se tenaient devant l’habitation. Leurs visages changeaient d’expression, passant du rire aux larmes.
— Tous les jours, je te fais un dessin, dit Vadim.
— Je sais, mon chéri.
Vadim était assis par terre, sur une couverture orange. Devant lui, une assiette bleue, remplie de sable. Et tout un tas de feuilles blanches et de crayons de couleur. Il reprit la parole, mais les mots se bousculèrent dans sa bouche.
— Mais tu n’es plus… plus… plus là pour les re… re… re… garder, mes dessins.
— J’aurais voulu rester près de toi, tu sais. Rester près de toi pour la vie. D’ailleurs, je suis revenue, tu vois !
— Alors, on va plus se quit… quit… quit… ter ? espéra Vadim avec un large sourire.
— Plus jamais ! confirma Tama.
Elle le prit dans ses bras et le souleva du sol. Elle le fit tourner dans les airs.
Tourner, tourner et tourner encore. Il riait si fort, ils étaient tellement heureux.
Tama reposa l’enfant sur la couverture et il se remit à dessiner, tandis qu’elle tressait un panier. Elle entendit soudain un grand bruit et se tourna vers la maison. Elle venait de s’écrouler.
Puis elle regarda à nouveau Vadim. Il avait le visage odieux de son père.
Le visage du Diable.
Tama ouvrit les yeux sur l’horrible sol en ciment. Sa bouche, sèche comme le désert, aspirait l’air vicié avec difficulté.
Au sortir du coma, la douleur était plus supportable. Comme anesthésiée.
Dans une heure, peut-être deux, elle aurait retrouvé toute son intensité et lui ferait à nouveau perdre connaissance.
Perdre connaissance ou perdre la vie.
Perdre la vie ou perdre la raison.
Gabriel gara le pick-up devant la vieille maison. Il avait cessé de hurler, cessé de pleurer.
La chaleur était en train de quitter son cœur. Bientôt, il serait froid, à nouveau.
Irrémédiablement froid.
Il retourna à l’intérieur, prit Tayri dans ses bras et la porta jusqu’à la voiture. Il ne sentait plus sa blessure à l’épaule, ne sentait plus rien à part la douleur qui creusait un gouffre au creux de son ventre.
Une fois encore, il n’avait pas été là.
Une fois encore, il avait été incapable de protéger celle qu’il aimait.
Il plaça le corps de Tayri dans une couverture et l’allongea dans la benne. Puis il reprit la route, dépassa la BMW et arriva au hameau trois minutes plus tard. Il entra directement dans l’écurie et sella Gaïa sans un mot. Il attrapa les rênes de la jument, la conduisit près du pick-up.
— Va falloir que tu m’aides, ma vieille, murmura-t-il.
Tandis qu’il plaçait le corps de Tayri sur la selle, Sophocle rejoignit son maître. Il ne manifesta aucune joie, ne remua pas la queue.
Il avait compris.
Et lorsque Gabriel prit à nouveau les rênes de Gaïa, le chien les suivit. Ils montèrent la piste bordée de pâturages déserts, de barbelés rouillés. Ils entrèrent dans la forêt alors que le soleil avait déserté le ciel, chargé en nuages noirs et en électricité. Gabriel marchait vite, les yeux rivés au sol.
Je t’attends depuis toujours…
Il leur fallut une demi-heure pour atteindre la clairière. La tombe qu’il avait lui-même creusée.
Gabriel déposa Tayri près de la sépulture. Il ouvrit les pans de la couverture, la regarda longtemps, à genoux dans la terre mouillée.