À chaque livre, j’ai l’impression qu’une porte s’ouvre quelque part dans ma tête. Les verrous cèdent, les uns après les autres. Un livre, c’est comme un voyage, dans l’espace ou le temps. Dans l’âme des hommes, dans la lumière ou les ténèbres. Du coup, les histoires que j’invente sont de plus en plus complexes.
Je crois que si j’étais privée de livres, ça me tuerait.
À part mes facultés mentales, rien n’a vraiment changé dans cette maison. J’ai toujours le même emploi du temps, le même matelas, la même couverture et le même oreiller. Ma main droite ne me fait quasiment plus mal, sauf si je la passe sous l’eau trop chaude ou si elle entre en contact avec certains produits.
J’ai cousu de nouveaux habits à Batoul, je lui ai même tricoté un petit bonnet et un chandail avec un reste de laine que j’ai piqué à Sefana.
Atek chante rarement et, lorsque j’ai le temps, je place sa cage sur le rebord de la fenêtre. Ainsi, il peut voir le ciel. Je me demande si ça lui fait du bien ou si c’est une torture.
Ce qui a changé, c’est moi. J’ai grandi, un peu, mais j’ai surtout changé à l’intérieur.
J’ai cessé d’espérer.
Je me suis dit que ça valait mieux.
Vadim aussi a grandi. Il a maintenant dix-huit mois. J’aime toujours autant m’occuper de lui mais c’est difficile car désormais, il marche. Alors, il me faut être attentive tout le temps. Par moments, il gazouille, il babille, ne sait pas encore vraiment parler.
Le premier mot qu’il a prononcé, il y a quatre mois et deux jours, c’était Tama. Et tout le monde l’a entendu.
Sefana ne me le pardonnera jamais. Un jour ou l’autre, elle me le fera payer.
Izri n’est pas revenu. Mais sa mère continue de rendre visite à Sefana plusieurs fois par mois. Elles parlent, des heures durant, dans le salon. Parfois, j’entends ce qu’elles se disent, sans doute parce qu’elles ne me portent aucune attention.
Aujourd’hui, j’ai appris que le mari de Mejda avait quitté la maison et n’y reviendrait pas. Vu le ton de Mejda, j’ai compris que c’était une bonne nouvelle. Par contre, elle est inquiète pour Izri.
Mon fils file un mauvais coton, a-t-elle avoué à Sefana. Il ne veut plus aller au lycée, traîne avec des délinquants.
Elle pense même qu’Izri se drogue.
Ça m’a fait de la peine d’apprendre ça. Sefana lui a répondu que c’était la crise de l’adolescence et que, bientôt, tout rentrerait dans l’ordre.
J’attends d’être sûre que tout le monde dort. J’ai enfilé mon gilet, j’ai mis deux paquets de biscuits, Batoul, mes livres, mes feuilles et mon stylo dans un sac en plastique et je quitte la buanderie sans faire le moindre bruit.
Il est 2 heures du matin. J’ouvre le tiroir aussi discrètement que possible, attrape la clef et me dirige vers la porte. Elle s’ouvre sur le froid et la liberté. Mon cœur bat si fort que je suis sûre que la terre entière peut l’entendre. Je referme derrière moi et traverse le jardin dans la pénombre. Maintenant, il va falloir escalader la clôture. Avec le sac dans les mains, je n’y parviendrai pas. Alors, je le jette dans la rue, puis je m’accroche au grillage et tente de passer par-dessus. Ce n’est pas très haut, mais pas si facile que ça.
Au bout de trois essais, je pose le pied en terrain inconnu.
Je ramasse mon sac et décide de partir à droite. Je marche vite. Malgré mon gilet, le froid grignote mes forces.
Le froid et la peur.
Je ne sais pas où je vais. Où je suis. Je sais seulement que je ne suis plus enfermée.
Mon Dieu, j’ai oublié Atek ! J’hésite, mais renonce à revenir sur mes pas.
Je me mets à courir. Pour m’éloigner de cette maudite maison, cette prison. Pour me réchauffer aussi. Au bout de la rue, je tourne à gauche et continue ma course folle. La crainte serre mon cœur, s’insinue dans mes jambes. Dans tout mon corps.
J’ai envie de faire demi-tour, de retourner dans ma buanderie.
Dans ma niche.
Parce que je ne sais pas où je vais. Où je suis. Je ne sais pas ce qui m’attend. Comment rentrer chez moi.
Alors, je m’arrête. Au milieu de nulle part. Au milieu de maisons endormies. C’est étrange, elles se ressemblent toutes. Je reprends ma respiration, mes esprits.
Non, Tama, tu ne dois pas y retourner. Tu dois te sauver.
Je me remets à marcher, serrant mon sac contre moi. Mes trésors. Les seules choses qui m’appartiennent, même si je les ai volées.
Je finirai bien par trouver quelqu’un pour m’aider. Quelqu’un qui aura pitié de moi…
Tama serre Batoul contre son cœur. Elle respire vite et fort.
Elle sourit.
Sur un matelas à même le sol, dans une buanderie, Tama rêve.
Car il n’y a que dans son sommeil qu’elle trouve le courage de s’enfuir.
18
— Il va falloir que je te laisse deux ou trois jours, ma belle, murmura Gabriel.
Il avait approché le fauteuil du lit et la couvait du regard depuis des heures. Elle s’était réveillée, pendant une minute ou deux. Mais ses yeux, pourtant grands ouverts, n’avaient pas semblé voir le monde. Elle avait prononcé un mot, peut-être un prénom. Gabriel n’en était pas sûr.
— Essaie de ne pas mourir pendant mon absence, continua-t-il. Essaie de m’attendre…
Il disparut quelques instants et revint, une petite bouteille d’eau dans la main. Il la posa près du lit avant d’effleurer le front de la jeune femme. Elle avait encore de la fièvre.
— À très vite, dit-il.
Il prit son sac, déjà prêt, installa Sophocle dans l’écurie avec une belle réserve de nourriture puis grimpa dans son 4 × 4. Il ne démarra pas immédiatement. Rien ne pressait. Il songea qu’il aurait pu rester près d’elle jusqu’à son dernier souffle et partir ensuite. Décidément, il avait du mal à la quitter, à s’éloigner d’elle. Oui, vraiment, il était temps qu’elle meure.
Il mit le contact en se faisant une promesse. Si elle est toujours en vie quand je rentre, je la tue de mes propres mains.
19
Elle avait pris la décision de ne plus rêver. Mais elle n’y parvient pas.
Chaque jour, contre son gré, Tama se projette dans l’avenir, se disant qu’elle finira par sortir d’ici et retrouvera une vie normale.
Elle ne peut s’en empêcher, c’est plus fort qu’elle.
Le soir, dans sa buanderie, elle regrette pourtant d’avoir encore ce stupide espoir ancré en elle. Elle voudrait l’étrangler, l’étouffer. Car, sans lui, elle aurait depuis longtemps mis un terme à ses souffrances. Il suffirait d’avaler tout le flacon d’eau de Javel ou de n’importe quel autre produit. De se planter un couteau de cuisine dans le cœur. De serrer un foulard très fort autour de son cou.
Mille et une façons d’abréger son calvaire. Mais elle n’y arrive pas.
Je ne suis pas assez forte, pas assez courageuse. Je suis une petite esclave résignée, une enfant apeurée.
Je ne suis rien.
Alors, Tama se laisse submerger par ses rêves, bercer par ses espoirs. Rentrer dans son pays ou même rester dans celui-ci. Mais dans une maison qui serait à elle, une maison où elle pourrait dormir dans une chambre, un vrai lit. Où elle pourrait manger ce qui lui fait envie.
Manger à sa faim, simplement.
Tama rêve d’aller à l’école, aussi. De continuer à apprendre à lire et à écrire.
Avoir un vrai travail.
Une vraie vie.
Quelques jours auparavant, elle a entendu Fadila confier à sa mère qu’elle désirait devenir avocate. Qu’elle allait faire de longues études à l’université.
Elle doit être douée, Fadila. Intelligente. Mais elle a surtout le temps et les moyens d’étudier. Tandis que Tama se cache sous sa couverture pour déchiffrer les livres d’Adina. D’ailleurs, elle les a tous lus. Alors, maintenant, elle dérobe ceux de Fadila. Ils sont plus complexes mais aussi plus intéressants. Beaucoup de mots échappent à sa compréhension et elle est obligée de les noter avant de les chercher le lendemain dans le petit dictionnaire d’Émilien.