— Je comprends. Et j’espère qu’on fait pas la même connerie en laissant Tama toute seule, murmura Izri.
— Si Greg est venu lui-même pour Tayri, ça signifie sans doute que tous ses potes sont morts.
— Non, il reste encore Robin, révéla Izri.
— Il ne faisait pas partie des trois connards que j’ai cramés ?
— Malheureusement non. Et puis j’ignore qui a suivi Greg. Qui m’a tourné le dos… De toute façon, hors de question que je te laisse régler ça. C’est à moi de tuer Greg, pas à toi. Dépêchons-nous d’en finir… Au fait, tu ne m’as pas dit comment il t’avait retrouvé.
— Grâce à un mouchard antivol sur son Audi, expliqua Gabriel. Alors, j’ai détruit son smartphone et désactivé le traceur. Mais il a pu donner l’info à quelqu’un d’autre…
Ils traversèrent le village désert. Le froid avait poussé les habitants près des cheminées et des poêles, loin des rues verglacées.
— On va où ? demanda Izri.
— On est bientôt arrivés. Un jour que je me baladais à cheval, j’ai repéré un endroit intéressant. Un endroit parfait…
Le pick-up s’aventura sur une piste défoncée et Izri songea à Greg, enfermé dans l’énorme coffre. Qui devait endurer la pire des tortures.
Et Tama, qu’avait-elle subi, sinon le pire ? Il l’imagina entre les griffes de celui qui l’avait trahi. Il l’imagina en train de subir ses coups, ses assauts, ses humiliations. Ses offenses. Alors, il se força à oublier la souffrance de celui qui avait prétendu être son ami durant plus de quinze ans.
Ils s’arrêtèrent après un kilomètre d’ornières boueuses, à côté d’une maison inhabitée.
— Nous y voilà, indiqua Gabriel en coupant le contact.
Il tourna la tête vers son jeune acolyte et le fixa dans la pénombre.
— Tu es prêt ?
— Oui, affirma Izri d’une voix glacée.
Ils descendirent de la voiture et Gabriel conduisit le braqueur derrière la maison en travaux. De vieux échafaudages, des tas de grosses pierres, des sacs de ciment éventrés. Gabriel dirigea la torche vers un endroit précis et invita Izri à s’approcher. Un grillage encerclait un ancien puits. Gabriel l’arracha sans aucun problème et ils se penchèrent au-dessus du trou.
— Personne n’est venu ici depuis au moins deux ans… Ils ont commencé à le reboucher avec des gravats. On va les aider à terminer.
Izri prit un caillou et le jeta dans la cavité. Il lui fallut plusieurs secondes avant de toucher le fond.
— Parfait, dit-il.
— On le balance dedans et ensuite, on fout des pierres par-dessus. Vu que le chantier est abandonné, il va pourrir ici un long moment.
Ils rejoignirent la voiture, ôtèrent la plaque qui fermait le coffre. Greg était toujours en vie. Il avait le visage en sang, de plus en plus de mal à respirer. Pourtant, il trouva la force de supplier, une fois encore.
— Iz ! Non… Iz…
Les deux hommes l’enroulèrent dans la bâche avant de l’emporter. À bout de souffle, ils lâchèrent leur encombrant paquet près du puits. Gabriel récupéra le CZ à la ceinture de son jean et le tendit à Izri.
— Il n’y a qu’une balle, précisa-t-il.
— Tu n’as toujours pas confiance en moi, hein ?
— Fallait pas me braquer, mon jeune ami ! C’est le flingue de ce fumier, alors tu t’en débarrasses aussi.
Izri acquiesça d’un hochement de tête. Il déplia la bâche sous laquelle Greg suffoquait. Il posa le canon contre le front de sa victime. Affronta ses yeux une dernière fois, le doigt sur la détente.
— Iz ! Je t’en supp…
La détonation fit trembler les montagnes dans un funeste écho. La balle traversa le crâne de Greg, une mare de sang se répandit aussitôt sur la bâche. Izri lança le pistolet au fond de la tombe, puis ils replièrent le linceul en plastique avant de faire basculer le cadavre.
Ils prirent des pierres et, pendant une demi-heure, comblèrent une partie de la fosse.
De retour dans le pick-up, ils se dévisagèrent un instant, dans le silence le plus complet. Ils étaient désormais complices.
Le resteraient jusqu’à la fin de leur vie.
123
Tout me paraît flou. Lointain, incertain. Irréel.
Je ne suis plus sur terre, je crois. J’ai quitté le monde et j’avance au milieu de limbes mystérieux. Je marche ou je vole, je ne sais plus très bien.
J’entends une voix.
Reviens, je t’en prie…
Plus je monte, plus j’ai froid. Je traverse des cieux, je croise des dieux. J’implore leur clémence, je demande leur aide. Perdue, je voudrais retrouver le chemin qui mène à moi.
Sans toi, je suis rien…
Poussée par un courant invisible, je me laisse entraîner dans un flot tumultueux. Je tourne sur moi-même, encore et encore…
Mille fois plus forte que moi…
Le courant me précipite dans un trou noir, qui m’aspire, qui me broie. Qui désintègre mon corps. Lorsque je m’en échappe, je ne suis plus qu’une âme folle qui se cogne aux étoiles gelées. Je devine leur cœur de feu, emprisonné dans la glace, mais qui palpite encore.
Ne me laisse pas…
Et soudain, tout s’arrête.
Je flotte quelques secondes avant de repartir dans l’autre sens.
Je tombe. Chute vertigineuse. Je vais m’écraser, être pulvérisée, déchiquetée. Je vais me briser en mille morceaux…
— Izri !
Le jeune homme se réveilla en sursaut et se précipita vers le lit. À bout de souffle, les yeux écarquillés, les bras tendus, Tama l’appelait de toutes ses forces.
— Je suis là !
Il la serra contre lui. Étreinte puissante, presque violente.
— Je suis là, mon amour !… N’aie pas peur.
Elle tremblait, les mains accrochées à ses épaules, comme si elle craignait qu’il ne disparaisse. Qu’il ne l’abandonne, une fois encore.
— Iz… Iz !
Elle se mit à pleurer, inondant la chemise d’Izri pendant de longues minutes.
Alerté par les cris, Gabriel s’était posté à l’entrée de la chambre. Il contemplait leurs mains jointes, leurs larmes mêlées, en ressentit un profond soulagement.
Il sut que Tama ne repartirait plus dans l’autre monde. Guidée par la voix de l’homme qu’elle aimait, elle avait retrouvé le chemin, la lumière. Sans jamais abandonner.
Sauver Tama.
Gabriel avait tenu parole.
La petite lampe de chevet reste allumée. Je refuse de l’éteindre.
Izri s’est assoupi près de moi, sa main serre la mienne.
Je ne veux plus dormir, juste le regarder, encore et encore. Graver dans mon cerveau cet instant que je n’espérais plus.
Cet instant où la vérité a terrassé le mensonge.
Cet instant qui vaut tous les combats du monde. Toutes les souffrances du monde.
Toutes celles que j’ai endurées.
À cette seconde, je sais pourquoi je me suis battue. Pourquoi j’ai résisté. Pourquoi j’ai refusé de me fier aux doux serments de la mort.
Je devais vivre, survivre. Pour lui.
Parce qu’il a besoin de moi. Parce qu’on ne peut pas exister l’un sans l’autre.
Parce que je compte pour quelqu’un.
Si je suis importante pour lui, s’il n’a jamais cessé de m’aimer, je suis prête à affronter encore bien des tourments et des enfers.