Cette nuit, enfin, je réalise pourquoi j’ai si mal. Pourquoi j’ai versé tant de larmes et mené tant de luttes. Aucune n’est perdue d’avance, je viens de l’apprendre.
Izri sait que je ne l’ai pas trahi. Que je ne le trahirai pas. Malgré les épreuves, notre amour n’a pas flanché, il n’a pas rendu les armes, n’a pas rendu l’âme.
Cette nuit, il est plus puissant qu’il ne l’a jamais été.
Rien, absolument rien n’aura raison de lui. Il devient éternité, bien au-delà de nos corps fragiles.
Cette nuit, enfin, je ne suis plus une esclave.
Je suis une femme libre.
Libre d’aimer, de choisir.
Libre de décider.
Et de mourir.
— Tu as mal ? demanda Izri.
— Oui… Mais ne t’en fais pas.
Le jour s’était levé en toute discrétion, comme s’il craignait d’entrer dans cette chambre et de piétiner leur intimité.
— Tu as faim ?
— Oui. Je crois que ça fait longtemps que je n’ai pas mangé !
— Je m’en occupe ! fit Izri en l’embrassant.
Il se leva, s’étira, jeta un œil par la fenêtre et quitta la chambre. Il aperçut Gabriel sur la terrasse, une tasse de café à la main. Il le rejoignit et lui adressa un sourire un peu embarrassé. Depuis cette nuit, il cherchait comment le remercier. N’avait pas encore trouvé la réponse. Aucune ne serait à la hauteur.
Il lui devait une vie, leur vie, et ne pourrait sans doute jamais rembourser sa dette abyssale.
— Tu as meilleure mine, constata Gabriel.
— Elle va mieux…
— C’est une bonne nouvelle. Je suis descendu au village, j’ai acheté de quoi vous rassasier.
— Sympa, merci !
Ils revinrent à l’intérieur et Gabriel fit couler deux cafés. Lorsque Sophocle s’approcha d’Izri, le jeune homme resta sur ses gardes.
— T’inquiète, il ne mord pas tant que je ne le lui demande pas.
— Il est impressionnant… Il s’appelle comment ?
— Sophocle.
— T’as pas une gueule de dramaturge grec, toi ! plaisanta Izri en caressant le chien entre les oreilles.
— Oh, je vois que monsieur est instruit !
Izri releva la tête vers Gabriel.
— C’est parce que je suis beur ou que je sors de taule que tu me prends pour un crétin ? envoya-t-il.
Ils se regardèrent une seconde avant d’éclater de rire.
Ils avaient terminé leur petit déjeuner lorsque Gabriel frappa à la porte. Tama, le dos appuyé contre la tête de lit, lui adressa un sourire timide.
— Bonjour, Tama.
— Bonjour. C’est vous… Je me rappelle…
— C’est moi, oui, répondit Gabriel. Heureux de te revoir parmi nous, Tama.
— C’est quoi, votre nom ?
Sa voix était faible, mais claire. Sorte de murmure limpide qui coulait entre ses lèvres.
— Je m’appelle Gabriel.
— Merci, Gabriel. Merci d’avoir tenu votre promesse…
— Ma promesse ?
— Je me souviens… Vous m’avez dit qu’Izri serait bientôt là.
— Tu vois, je ne t’avais pas menti.
— C’est vous qui êtes venu me chercher, n’est-ce pas ?
Il hocha la tête, elle tendit une main vers lui. Izri s’effaça pour laisser approcher Gabriel.
— Je ne sais pas comment vous remercier, ajouta Tama.
— Tu vas mieux, le reste on s’en fout.
— Où est Tayri ?
Un éclair de douleur déchira les yeux de Gabriel. Ces yeux que Tama trouvait si beaux. Sans doute parce qu’ils étaient les témoins d’une terrible souffrance.
— Elle est morte, c’est ça ?
— C’est ça.
Le visage de Tama se contracta, sa main serra celle de Gabriel.
— Vous voulez bien me raconter ?
Alors, Gabriel raconta. Comment Tayri avait atterri chez lui, l’avait menacé avec un flingue, comment elle était restée inconsciente pendant des jours. Parfois, il souriait tristement, parfois sa voix menaçait de s’éteindre.
Au travers de ses mots, de par ses intonations, Tama comprit qu’il avait aimé cette jeune femme. Elle songea que Tayri n’était pas morte sans amour.
— Quand elle a retrouvé la mémoire, elle a prononcé ton prénom. Elle m’a demandé de t’aider…
Tama l’écoutait, les yeux fermés, attendant le dénouement forcément tragique. Gabriel omit de lui dire ce que Greg avait fait subir à Tayri avant de la tuer. Mais Tama n’avait pas besoin de mots pour le deviner.
— Et elle est où, maintenant ?
— Je l’ai enterrée, révéla Gabriel. Dans la forêt.
— J’aimerais aller la voir, fit Tama en rouvrant les yeux.
— Dès que tu seras en état de marcher, nous irons, promit Gabriel.
— Merci… Et Greg ?
— Je lui ai fait regretter d’être né, asséna Gabriel. Et cette nuit, Izri l’a tué.
Izri prit Tama dans ses bras et l’arracha aux draps tièdes. Il la porta jusque dans la salle de bains et l’assit sur le tabouret. Gabriel avait disposé des serviettes et des vêtements propres.
— Il est si gentil ! fit Tama.
Izri songea que cet adjectif n’était pas forcément bien choisi pour qualifier leur hôte, mais il se garda de le dire. Il aida Tama à se dévêtir, découvrit avec horreur tout ce que son corps avait enduré. Elle était d’une maigreur effrayante. Certaines marques laisseraient des cicatrices indélébiles, d’autres disparaîtraient de sa peau. Mais elles resteraient gravées dans la mémoire d’Izri.
— Tu veux me dire ce qu’il t’a fait ? murmura-t-il.
D’un signe de tête, elle refusa.
— Pas maintenant. J’y arriverai pas, je crois…
Ça te ferait trop de mal, mon amour. Tellement de mal… Tu n’es pas encore prêt.
Il la soutint jusqu’au bac à douche et fit couler de l’eau tiède sur son corps martyrisé. Il retenait ses larmes, elle laissa couler les siennes.
— Cette après-midi, je te ramène chez nous, dit-il.
— C’est où, chez nous ?
— Tarmoni m’a trouvé une maison à cent kilomètres d’ici. Je pense que ça va te plaire !
— Je voudrais rester encore un peu, répondit Tama. Quelques jours.
— Pourquoi ?
— Parce que Gabriel a besoin de nous.
— Besoin de nous ? s’étonna Izri.
Elle hocha la tête. Il récupéra une serviette et la porta à nouveau jusqu’au tabouret. Elle ne tenait pas encore sur ses jambes.
— À ton avis, personne ne va venir venger Greg ? demanda-t-elle.
— Je ne peux pas en être certain, avoua Izri.
— Alors, il faut rester. S’il lui arrivait quelque chose, je m’en voudrais toute ma vie.
— Je t’assure qu’il est capable de se défendre seul !
— Il a failli mourir pour Tayri et pour moi, rappela Tama.
— OK, capitula Izri. Mais je ne suis pas sûr qu’il ait envie qu’on reste.
— Dans ce cas, on partira.
Tama s’habilla, se demandant à qui appartenaient ces vêtements féminins. À une femme jeune, c’était certain. Mais ils n’étaient pas de la dernière mode.
— Tu crois qu’il est marié ? chuchota-t-elle.
— J’ai pas l’impression, répondit Izri.
— Il a une fille, alors. Une fille qui doit avoir mon âge !
— Peut-être.
Il la prit encore une fois dans ses bras et voulut la ramener dans la chambre. D’un signe de la main, elle lui indiqua la direction opposée. Le salon était vide, Tama souhaitait aller sur la terrasse.