Alors que j’ai à peine seize ans, j’ai le sentiment que la vie n’est que quête et mélancolie.
Chercher ceux qu’on aimera.
Apprendre à se séparer de ceux qu’on a aimés.
Je regarde Izri, assis près de moi. Il est en train de lire un livre et je le trouve plus beau chaque jour. Lorsque je serai guérie, il repartira en guerre, je le sais. Il reprendra le cours de sa vie, retournera arpenter les sentiers escarpés, les routes dangereuses. Jusqu’à chuter et ne jamais se relever. Vivre sans risques, il en est incapable.
Mais aujourd’hui, plus qu’hier, vais-je parvenir à l’accepter ?
— Tu te souviens l’année où je suis allée en classe de neige ? demanda Lana avec un sourire malicieux.
— Je risque pas de l’oublier ! grogna Gabriel.
Le rire de Lana monta jusqu’au ciel.
— Je sais que tu t’es fait un sang d’encre, reprit-elle.
— J’ai cru mourir, tu veux dire ! Quand ta prof a appelé pour m’avertir que tu avais disparu, je suis devenu dingue !
Gabriel s’était assis non loin de la tombe de Tayri. Il alluma une cigarette et regarda le soleil agoniser au travers des arbres.
— Désolée, papa… Pour moi, c’est plutôt un bon souvenir… J’en avais marre d’être avec eux… Je ne faisais pas partie de leur groupe, je n’y trouvais pas ma place… Je me sentais différente. Je me trouvais maladroite et moche !
— Tu étais si belle, pourtant…
— La crise de l’adolescence, sans doute.
— Sans doute, répéta Gabriel.
— Alors, je me suis tirée en douce… J’ai fait croire à la prof que j’avais mal à une jambe et que je ne pouvais pas aller skier. Et dès qu’ils ont quitté le gîte, j’ai pris la tangente…
— Tu avais toujours de bonnes idées ! maugréa son père.
— Au départ, je pensais revenir avant eux, je pensais que personne ne serait jamais au courant de ma petite balade en solitaire… J’ai pris un chemin, je suis montée dans la forêt, je me sentais si bien… Enfin seule ! Si bien que je n’ai pas voulu redescendre.
— C’était complètement inconscient !
— N’exagère pas ! fit Lana avec un sourire espiègle. Quand la nuit est tombée, je me suis décidée à rentrer. Mais il était trop tard… Ils étaient déjà tous à ma recherche… Et cette conne de prof n’a rien trouvé de mieux que de t’appeler !
— J’étais sûr qu’on t’avait enlevée, fit Gabriel. J’étais fou d’inquiétude !
— Pardon, papa…
— Tu te rends compte que tu aurais pu mourir ?
— Mais je suis morte, papa…
Izri rejoignit Tama dans la chambre. Il ôta son tee-shirt et s’allongea près d’elle.
— Tu ne dors pas ?
— Non, répondit-elle.
Il avait envie d’elle mais n’osait pas la toucher. Comme si elle allait se briser entre ses mains. Il était prêt à la plus infinie patience, attendant qu’elle fasse le premier pas. Qu’elle lui donne l’autorisation.
Elle ne lui avait toujours pas raconté ce que Greg l’avait obligée à faire pendant toutes les nuits où il pourrissait en taule. Alors, Izri imaginait le pire. Par moments, quand il la regardait, il avait l’impression de voir les traces ignobles du traître maculer sa peau.
— Je vais avoir besoin de temps, murmura Tama.
Surpris, il tourna la tête vers elle. Parfois, elle semblait lire dans ses pensées.
— Faut pas m’en vouloir, ajouta-t-elle en posant la tête au creux de son épaule.
— Comment je pourrais t’en vouloir ?
— Est-ce que je te dégoûte ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? Bien sûr que non…
— Chaque fois que Greg me forçait à coucher avec lui, je répétais ton nom.
Izri ferma les yeux et ses maxillaires se contractèrent jusqu’à la douleur.
— J’ai dit ton nom des centaines de fois…
125
Izri baissa la vitre de la Mercedes et alluma une cigarette. Il s’était garé en face du bar et attendait qu’en sorte l’ennemi.
Robin avait changé d’adresse mais continuait à fréquenter les mêmes rades minables. Pas bien difficile de le loger.
— Les habitudes, c’est tuant ! ricana Izri.
Il songea soudain à Gabriel. Il aurait aimé l’avoir à ses côtés, ce soir. Cet homme l’avait impressionné et ce n’était pas chose facile. Il espérait un jour avoir l’occasion de mieux le connaître. Savoir ce qui lui rongeait les tripes. Découvrir ce qui avait fait de lui le plus doué des assassins.
Quand Robin quitta le bar, Izri remonta la vitre. Il regarda son ex-lieutenant tituber sur le trottoir, accompagné par une fille qui avait la dégaine d’une pute des bas quartiers. Lorsqu’ils montèrent dans la voiture, une décapotable tape-à-l’œil, Izri démarra la sienne.
— Toujours les mêmes goûts de chiotte ! murmura-t-il.
Ça valait pour la voiture et pour la fille.
Izri les suivit à distance et ils quittèrent le centre de Montpellier pour s’arrêter sur le parking d’une boîte de nuit. Robin passa devant tout le monde, serra la main du videur et s’engouffra dans le club, tenant sa conquête par la taille.
Izri récupéra un couteau de combat dans le vide-poches et le glissa à l’intérieur de son blouson. Puis il verrouilla la Mercedes et s’avança vers l’entrée. Il attendit son tour et n’eut aucun mal à pénétrer dans la discothèque.
Contre quelques billets, ils acceptaient n’importe qui.
Samedi soir, la boîte était bondée. Camouflage parfait.
Izri ressentit un léger vertige en arrivant aux abords de la piste de danse. À croire qu’il s’était habitué aux longs silences, aux grands espaces. Il repéra la table où s’était installé Robin. Il avait commandé une bouteille de champagne et caressait la cuisse dénudée de la fille, espérant monter plus haut au cours de la nuit.
Izri commanda un whisky au bar et alla s’asseoir non loin de la porte des toilettes. Tout en gardant un œil sur sa cible, il regarda les gens s’enivrer, draguer, danser. Chacun espérait quelque chose en venant ici. Montrer qu’on était encore désirable, qu’on faisait partie de ce monde, qu’on avait des amis, même s’ils étaient factices.
Certains cherchaient des proies faciles à ramener dans leur lit, d’autres s’ennuyaient avec celui ou celle qui partageait déjà leur lit.
Tout était mauvais ici. Le scotch, l’ambiance, la musique. Mais Robin avait toujours aimé claquer son fric dans les bas-fonds de la société.
Izri commanda un deuxième verre, sans quitter sa position stratégique. Une fille au décolleté vertigineux l’aborda.
— Tu viens danser, beau mec ?!
Elle était complètement défoncée et Izri refusa d’un signe de tête. Comme elle insistait, il s’approcha de son oreille et fut obligé de crier pour couvrir les décibels :
— Je voudrais bien mais j’attends quelqu’un !
— C’est moi que tu attends ! Allez, viens !
— Je te rejoins tout à l’heure, assura Izri avec un sourire ravageur. Pour patienter, bois un coup à ma santé…
Elle éclata de rire avant de retourner sur la piste. Izri la suivit des yeux et vit soudain Robin qui se frayait un chemin en direction des toilettes. Alors qu’Izri était vêtu de noir, Robin portait une chemise blanche, ce qui le rendait particulièrement visible.
Izri baissa la tête quand sa future victime passa près de lui.
Trente secondes plus tard, après avoir enfilé ses gants, il pénétra à son tour dans les toilettes au moment où un gars en sortait. Robin lui tournait le dos, occupé à remonter sa braguette face à un urinoir. Izri l’attrapa par la gorge, lui plaqua la lame sous le menton et le poussa jusque dans une cabine. De son autre main, il tourna le verrou.