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Tama rêve d’aller à l’école, aussi. De continuer à apprendre à lire et à écrire.

Avoir un vrai travail.

Une vraie vie.

Quelques jours auparavant, elle a entendu Fadila confier à sa mère qu’elle désirait devenir avocate. Qu’elle allait faire de longues études à l’université.

Elle doit être douée, Fadila. Intelligente. Mais elle a surtout le temps et les moyens d’étudier. Tandis que Tama se cache sous sa couverture pour déchiffrer les livres d’Adina. D’ailleurs, elle les a tous lus. Alors, maintenant, elle dérobe ceux de Fadila. Ils sont plus complexes mais aussi plus intéressants. Beaucoup de mots échappent à sa compréhension et elle est obligée de les noter avant de les chercher le lendemain dans le petit dictionnaire d’Émilien.

La veille au soir, son père a téléphoné. Tama a écouté Sefana lui raconter qu’elle avait été renvoyée de l’école pour avoir volé les affaires d’une camarade.

Le cœur de Tama s’est fendu en deux, comme ces fruits restés trop longtemps au soleil. Sefana a ajouté qu’elle était punie et qu’elle ne lui passerait pas le combiné. Qu’elle allait, malgré tout, la garder et faire son possible pour trouver une autre école qui veuille bien d’elle. Après avoir raccroché, elle a fixé son esclave avec un méchant sourire.

Ton père est très en colère. Je crois qu’il a honte de toi et qu’il ne t’aime plus.

Tama n’a rien répondu. Elle a seulement pleuré toute la nuit.

20

Attirée comme par un aimant, Tama se dirige vers la fenêtre du salon. Haut dans le ciel brille un soleil franc. Elle aimerait sentir sa brûlure sur sa peau, douce et bienfaisante.

Quand Tama se retourne, Vadim a disparu. Il était sur son tapis de jeu quelques secondes auparavant. Il ne peut pas être bien loin !

En arrivant dans la cuisine, Tama voit l’enfant près de la paillasse. Au-dessus de sa tête, le manche d’une casserole remplie d’eau bouillante. Tama retient sa respiration, son sang se fige dans ses veines. Vadim lève son bras, sa petite main attrape le manche. Tama se précipite en hurlant.

— Non !

Trop tard.

Il est trop tard.

* * *

Dans la buanderie, elle pleure à chaudes larmes. Serrant Batoul contre elle, Tama se balance doucement.

— C’est ma faute… C’est ma faute…

Sefana et son mari ne sont pas encore revenus de l’hôpital. Sans doute y passeront-ils toute la nuit à veiller sur Vadim, tandis que les enfants sont partis chez Mejda.

Tama est seule.

Seule avec son chagrin, immense. Sa culpabilité, dévorante.

Elle ignorait qu’on pouvait souffrir autant. Avoir mal à en mourir. Son cœur, si petit et si fragile, se contracte tellement fort qu’elle a l’impression qu’il va éclater. Plus que tout, elle voudrait être à la place de Vadim. Prendre sa douleur, la porter sur ses épaules, l’inscrire dans sa chair. Aucun des mots qu’elle a appris ne peut décrire ce qu’elle ressent. Aucun ne peut venir la soulager. En cette seconde qui n’en finit pas, elle brûle vive dans les flammes du désespoir.

Tama voudrait une chose, une seule.

Être morte.

Lorsque la porte d’entrée s’ouvre, Tama se redresse sur son matelas. Elle écoute attentivement, espérant entendre la voix fluette de Vadim. Mais les seules voix qu’elle entend sont celles de Sefana et de son mari.

Alors, la peur.

Comme un coup de poing en pleine tête.

Jusqu’à cet instant, elle n’avait songé qu’à Vadim, à sa souffrance. Mais en cette seconde, elle prend conscience qu’elle va payer. Qu’elle doit payer. Que c’est inévitable et même justifié.

La porte de la buanderie se déverrouille dans un bruit assourdissant. Silhouette immense, à contre-jour. C’est Charandon qui la fixe, tel le lion prêt à bondir sur sa proie. Dans l’esprit de Tama, une image revient, vue dans un des livres qu’elle a lus.

L’image d’un dragon terrifiant.

— T’es contente ?

— Je n’ai pas voulu qu’il arrive du mal à Vadim, murmure Tama. Il est où ?

— À l’hôpital. Et il va y rester longtemps. À cause de toi.

— Pardon, monsieur. J’ai tourné la tête une seconde, c’est tout.

— C’est tout ?

Il est étrangement calme. Dangereusement calme. Tama se met à trembler.

— Sors de là, ordonne-t-il.

Tama s’avance vers son châtiment. Dès qu’elle est à sa portée, Charandon la saisit par la nuque et la propulse violemment dans la cuisine où elle tombe nez à nez avec Sefana, les yeux rougis par les larmes, le visage dégoulinant de haine. Elle l’attrape par les épaules, enfonçant ses griffes acérées dans sa chair tendre et sans défense.

— À cause de toi, mon fils va être défiguré à vie ! hurle-t-elle.

— Je voulais pas ! Je voulais pas, je vous jure !

Sefana l’empoigne par les cheveux, la soulève, la projette contre le mur. Elle est hystérique, il faut qu’elle déverse sa colère et sa peine sur quelqu’un.

Sur son souffre-douleur habituel.

Les coups pleuvent sur Tama. Elle ne cherche pas à s’enfuir, ni même à se protéger. Elle oublie son corps pour se réfugier dans un petit coin de son esprit. Le plus loin possible.

* * *

Est-ce que quelqu’un se souviendra de moi quand ils m’auront tuée ?

Hier, en faisant un peu de rangement, je suis tombée sur un album de photos. Je l’ai feuilleté rapidement pour ne pas me faire surprendre. Il y en avait de toute la famille. Sefana et son mari… Il était déjà laid avant, n’a pas beaucoup changé ! Fadila, encore petite au Maroc, puis Adina, Émilien et Vadim. Des tas de clichés, en vacances ou ailleurs. Des photos de classe aussi.

Je crois qu’il n’existe aucune photo de moi. Aucune vraie photo. Seulement celles prises par Sefana à chacun de mes anniversaires. Mais celles-là ne comptent pas.

Alors, est-ce que quelqu’un se souviendra de moi quand ils m’auront tuée ?

Vadim, peut-être. Afaq, sans doute. Mon père, je l’ignore. Car, visiblement, il m’a oubliée. Ça fait au moins deux mois qu’il n’a pas appelé.

Non, il n’a pas pu m’oublier. Il doit juste être très en colère contre moi à cause des mensonges de Sefana.

Vadim est rentré de l’hôpital il y a une semaine déjà. Finalement, il ne va pas trop mal. Il gardera des cicatrices en haut du dos et sur un bras, d’après ce que j’ai compris.

Je n’ai plus le droit de m’en approcher pour l’instant. Mais je sais que Sefana se lassera de s’occuper de lui et m’en redonnera la garde.

D’ailleurs, il me réclame. Et ça doit lui faire mal, à Sefana…

Le soir où ils sont revenus de l’hôpital, elle aurait pu me tuer. Elle m’a frappée, longtemps et fort. Au point que je suis partie jusqu’au lendemain matin. Quand je me suis réveillée, à l’aube, j’étais sur le sol de la buanderie, à plat ventre. J’ai réussi à me traîner jusqu’au matelas, toujours mieux que le carrelage. J’avais le visage tout boursouflé, je ne pouvais plus ouvrir l’œil droit ni bouger le bras gauche.

D’ailleurs, j’ai encore une sale tête. Une grosse plaie à la lèvre, un œil au beurre noir, des hématomes un peu partout. Elle m’a arraché la moitié des cheveux, aussi. J’ai un gros trou au milieu du crâne, alors je mets un vieux foulard sur la tête. Le problème, c’est mon bras. Je n’arrive toujours pas à m’en servir, ce qui est handicapant dans mon travail. Et puis, comme elle m’a cassé une dent à force de cogner, je n’ose plus trop sourire au miroir lorsque je nettoie le lavabo. Heureusement, elle est juste ébréchée.