Le principal, c’est que Vadim aille mieux. Hier, tandis que sa mère lui donnait à manger, je lui ai adressé des petits signes sans qu’elle s’en aperçoive. Il m’a offert l’un de ses grands sourires. Ça signifie sans doute qu’il m’a pardonné. Et c’est vraiment tout ce qui compte.
Le reste m’est égal.
Par contre, je prie chaque jour pour qu’Izri ne vienne pas à la maison avant que je sois guérie. Je ne voudrais pas qu’il me voie comme ça. Il me trouverait repoussante. Mejda est passée plusieurs fois, mais heureusement, son fils n’était pas avec elle.
Finalement, j’ai de la chance, parfois.
21
Elle referma les yeux. Elle sortait du coma comme on quitte une salle obscure, et ne parvenait pas encore à affronter la lumière. Sa première sensation fut la soif. Une terrible soif.
Elle tenta à nouveau de soulever les paupières, devina le haut d’un mur, un morceau de plafond, avant de replonger dans le noir. La douleur l’empêcha toutefois de sombrer. Une douleur lancinante dont elle n’aurait su définir l’origine exacte.
Alors, elle rouvrit les yeux une troisième fois et remua doucement la tête. Il y avait des aiguilles plantées dans sa nuque, un étau compressait son crâne. Tout était flou, pour le moment. Mais, au bout de quelques secondes, elle distingua une fenêtre, des meubles. Une chambre inconnue. Elle était allongée dans un lit, les draps étaient beiges, il faisait jour.
Son poignet droit était menotté à l’un des barreaux métalliques de la tête de lit. Lorsqu’elle s’en aperçut, elle voulut se redresser et sentit un pieu s’enfoncer juste sous ses côtes.
Dans un cri, elle retomba sur le matelas, déjà à bout de souffle. Le plafond en lambris se mit à tourner, le mur se rapprocha dangereusement.
Elle crut voir une bouteille d’eau, tenta d’allonger le bras. Pas assez de vigueur, aucune énergie.
Plus aucun souvenir.
Elle sentit un liquide chaud couler sur ses joues, un autre entre ses cuisses. Puis une force inconnue la précipita à nouveau dans une chambre noire, silencieuse et vide.
Avant de quitter l’hôtel modeste où il avait pris une chambre sous un faux nom, Gabriel régla les deux nuitées. Ce matin, il pleuvait sur Toulouse. Une pluie froide, presque de la neige.
Gabriel remonta le col de sa parka et alluma une cigarette.
Il pensait à Lana. En vérité, il ne cessait jamais de penser à elle. À chaque pas qu’il faisait, à chaque cigarette qu’il allumait, à chaque seconde qui passait.
Arrivé à destination, il s’arrêta près d’un kiosque à journaux. Sur le trottoir d’en face, un fleuriste levait son rideau et sortait les vases pleins de fleurs coupées, les cyclamens et les bruyères. Gabriel se souvint que Lana détestait qu’on lui offre des fleurs.
Des fleurs mortes, disait-elle.
Elle n’aimait que les plantes vivantes dont les racines s’enfonçaient dans la terre.
Après Lana, il songea à Louise, l’autre femme de sa vie. Au contraire de Lana, elle adorait les bouquets, en disposait partout dans la maison. Des roses, des lys, des anémones. Mais sa fleur préférée avait toujours été le freesia.
La porte de l’immeuble s’ouvrit, la cible apparut. Elle était accompagnée de sa fille qui devait avoir seize ou dix-sept ans.
Valérie Lenoir semblait stressée, pressée. Elle attaquait sa journée de travail, ignorant que ce serait la dernière. Qu’il lui restait moins d’une heure à vivre.
Tout comme la jeune fille qui marchait près d’elle ne pouvait se douter que sa vie allait basculer, définitivement.
Au bout de dix minutes, l’adolescente embrassa sa mère.
Une dernière fois.
Gabriel eut un pincement au cœur. Il la regarda bifurquer en direction du lycée tandis que Valérie Lenoir continuait son chemin vers le magasin. Une boutique de chaussures sur une artère commerçante.
Il marchait vingt mètres derrière elle mais elle ne songea pas à se retourner.
Pourquoi l’aurait-elle fait ?
Elle se sent innocente. Coupable de rien, sans doute.
Mme Lenoir pénétra dans son magasin après avoir déverrouillé la porte latérale, mais ne leva pas la grille. Chaque matin, Gabriel le savait, elle commençait par mettre un peu d’ordre, par préparer la caisse.
Quelques minutes où elle était seule.
Ses dernières minutes.
À nouveau, elle sortait du coma. Réveils de plus en plus rapprochés, de plus en plus longs. Elle parvint à se redresser, déclenchant une douleur assassine, un nouveau hurlement.
Décor un peu flou, souvenirs en vrac. Des images étranges, noyées dans une brume épaisse.
Atteindre la bouteille d’eau lui semblait une question de survie. Alors, elle concentra toutes ses forces dans son bras et le lança vers la table de chevet. Elle attrapa la bouteille, la ramena jusqu’à elle. Ensuite, elle reprit son souffle de longues secondes, exténuée par cet effort titanesque. Elle eut du mal à retirer le bouchon, but à même le goulot. Un demi-litre, c’était si peu. Elle aurait pu vider un lac, une mer, un océan. Elle garda la bouteille dans la main et se sentit de nouveau aspirée vers le néant. Elle tenta de résister, de tenir, de lutter. Il fallait qu’elle sache où elle était. Pourquoi elle était attachée.
Mais elle replongea dans le noir total. Cette chambre obscure qui n’était plus silencieuse. Désormais peuplée de cris, d’angoisses et de monstres.
22
Tama débranche le fer à repasser et soupire. Elle ne s’est pas assise depuis des heures, de lancinantes douleurs remontent le long de ses jambes et jusque dans son dos.
Elle prend la pile de vêtements et traverse le couloir. La porte de la chambre parentale est ouverte, mais Tama frappe avant d’entrer. Étendue sur le lit, Sefana feuillette un magazine. Grâce au titre, Tama comprend qu’il s’agit d’une revue de mode, une revue écrite pour les femmes. Du moins pour celles qui ont le temps de se consacrer à la lecture et le droit de faire du shopping.
Dans l’armoire, Tama empile minutieusement les tee-shirts de la maîtresse de maison, les chemises de son mari. Puis elle met sur cintres robes et pantalons. Quand c’est fini, elle regarde Sefana et se racle la gorge.
— Madame ?
— Quoi ?
— J’ai tout terminé…
— Et alors ?
— Est-ce que je peux faire une pause avant que les enfants rentrent de l’école ?
— Une pause ? répète Sefana en levant les yeux de son magazine.
— J’ai mal au dos et…
— Ma pauvre chérie ! Tu veux peut-être que je te masse ?
— Non, mais…
Sefana enfile ses mules et saisit Tama par le poignet. Elle l’entraîne dans le couloir, ouvre la porte de la chambre des filles, la pousse à l’intérieur.
— Tu trouves que c’est terminé ? balance-t-elle.
Tama détaille la pièce. Les lits sont faits, les draps changés, les affaires rangées, les vitres propres. Elle a également passé l’aspirateur et ne voit pas ce qu’elle pourrait faire de plus.
— Tu n’as pas nettoyé la moquette depuis des lustres ! Alors dépêche-toi.
Sefana retourne dans sa chambre et Tama repart vers la cuisine. Sous l’évier, elle récupère une bombe ainsi qu’une brosse. De temps en temps, Sefana exige qu’elle assainisse la moquette. Il paraît que c’est pour éliminer les acariens, des petites bêtes auxquelles Adina est allergique. Tama a beau examiner la moquette de très près, elle ne voit aucune bestiole et se dit que si bestioles il y a, c’est seulement dans la tête de Sefana.