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En voyant le dessin, sa mère a froncé les sourcils. Elle a dit à Vadim qu’il ne fallait pas me dessiner ou parler de moi. Elle perd son temps car il est bien trop jeune pour comprendre !

Il y a quatre mois, j’ai eu onze ans. J’ai été obligée de revêtir une jolie robe, de sourire devant l’appareil photo. Ensuite, Sefana m’a demandé de laver la robe avant de la rendre à Adina.

Trois ans et quatre mois que je suis ici.

Mille deux cent dix-huit jours que je n’ai pas mis un pied dehors.

Trois ans que je n’ai pas vu mon père ou ma tante.

Je trouve que c’est long, pour une punition.

J’ai lu tous les livres des filles. Et j’ai réussi à subtiliser un autre bouquin dans le salon. C’est un livre pour adultes, sans doute. Mais il me plaît énormément. L’auteur s’appelle Henri Troyat, son livre a pour titre Le Cahier. C’est l’histoire de Klim, un domestique, et de Vissarion, son jeune maître. Ils ont grandi ensemble mais le premier appartient à l’autre.

Ça se passe il y a longtemps, dans un pays lointain.

Ça pourrait presque se passer aujourd’hui, en France… Comme quoi, les choses ne changent pas beaucoup.

Mais ce roman m’interpelle, il me fait réfléchir.

Le serf semble heureux de demeurer dans l’ombre de son maître, presque heureux d’être un esclave, son état lui procurant une sécurité, lui évitant choix et décisions. Le maître aime le dominer et le traite bel et bien comme un esclave. Pourtant, on sent que Vissarion a besoin de Klim, besoin de sa présence, de ses conseils, presque de son approbation.

Et, au fil des pages, on se demande si le maître ne devient pas l’esclave de son serviteur.

De Sefana ou de moi, laquelle des deux a le plus besoin de l’autre, finalement ?

Sans elle, je serais à la rue, dans un pays inconnu, sans aucun papier. Si je n’étais pas à l’abri dans cette maison, je finirais en prison et déshonorerais ma famille, elle me l’a souvent répété.

Mais sans moi, que ferait Sefana ? La réponse est simple. Dramatiquement simple. Elle trouverait une autre servante, tandis que je ne trouverais jamais une nouvelle famille pour m’accueillir. C’est injuste, mais c’est comme ça.

Atek a été fait prisonnier et enfermé dans une cage. Moi, c’est différent ; c’est mon père qui m’a demandé de venir ici, en France.

Alors, je dois persévérer. Ne pas le décevoir.

* * *

Hier, c’était samedi et Fadila était toute fière d’annoncer à ses parents qu’elle avait décroché un dix-huit sur vingt en mathématiques. Ils l’ont félicitée et Charandon lui a donné un billet en guise de récompense.

Tu as bien travaillé, ma fille. Et tout travail mérite salaire.

Depuis, cette phrase tourne en boucle dans ma tête. J’estime que je devrais être payée, moi aussi. C’est sûr, je ne saurais pas quoi faire de cet argent. Vu que je ne peux pas quitter la maison, je ne vois pas comment je le dépenserais. Mais je pourrais le garder et, un jour, si je suis libérée, m’en servir pour acheter des choses. Des vêtements à ma taille, par exemple. Des chaussures, comme celles de Fadila, des livres, un meilleur shampooing, une cage plus grande pour Atek. Ou même un billet d’avion pour rentrer chez moi.

Oui, finalement, cet argent me serait utile.

Un jour, si je suis libérée.

* * *

Tama se plante devant le canapé où les époux Charandon sont assis. Ils regardent une émission à la télévision. Un truc qui les fait rire, apparemment. Des gens enfermés de leur propre gré dans une maison.

Incompréhensible.

— Qu’est-ce que tu veux ? marmonne Sefana.

— Vous parler, répond Tama en croisant les mains derrière son dos.

— Quoi ?

— Je pense qu’il faudrait que je sois payée.

Charandon écarquille les yeux tandis que Sefana ouvre bêtement la bouche comme si elle cherchait de l’air.

— Payée ?! répète Sefana. Et puis quoi, encore ?

Tama regarde Charandon fixement.

— L’autre jour, vous avez dit à Fadila que tout travail mérite salaire et vous lui avez donné un billet. Alors, comme moi aussi je travaille, je devrais recevoir de l’argent.

— Non mais je rêve ! s’esclaffe Sefana. Tu entends ça, chéri ?

— J’entends…

— On est déjà bien gentils de te loger et de te nourrir, on va pas en plus te payer !

Tama danse d’un pied sur l’autre.

— Je dors par terre et je mange les restes, rappelle-t-elle.

— Tu cherches quoi ? demande Charandon. Tu cherches la merde ?

— Non, monsieur. Je veux juste avoir ce que je mérite.

— Vraiment ?

Il se lève d’un bond, lui colle une gifle qui lui vrille les cervicales. Mais Tama est toujours debout.

— Voilà ce que tu mérites, balance Charandon. Maintenant, dégage.

* * *

Je me demande s’il existe d’autres Tama, quelque part.

Sans doute que oui.

Dorment-elles, comme moi, dans une buanderie ? Ou bien dans un couloir, un garage, un cellier ? Ont-elles une poupée pour leur tenir compagnie ? Ont-elles le droit d’aller dehors ?

Reçoivent-elles des gifles, elles aussi ? Des insultes à longueur de journée ?

J’aimerais bien le savoir. J’aimerais les rencontrer pour leur parler.

La semaine dernière, les filles regardaient la télé. Moi, j’étais dans la cuisine, en train de faire briller l’argenterie. J’ai écouté d’une oreille attentive, c’était une émission sur l’esclavage. Ça racontait comment les Noirs ont été traités pendant des siècles. Ça disait aussi que l’esclavage a été aboli en 1848.

J’ai cherché la définition du mot aboli dans le dictionnaire d’Émilien. Abolir, ça veut dire supprimer quelque chose.

Donc, l’esclavage n’existe plus. Interdit, dans le monde entier.

C’est une bonne nouvelle, mais il devrait y avoir des gens chargés de vérifier qu’il ne reste pas d’esclaves dans les buanderies.

Dommage qu’ils n’aient pas pensé à ça lorsqu’ils ont aboli l’esclavage.

Fadila a un petit ami, désormais. Ses parents ne le considèrent pas d’un très bon œil. C’est un garçon de sa classe. Je l’aperçois de temps en temps, qui l’attend près du portail. Il n’est pas très beau mais a l’air de lui plaire, vu comment elle l’embrasse à pleine bouche. Sans doute qu’elle n’est pas difficile.

Bien sûr, elle ne le fait pas entrer. Peut-être a-t-elle peur qu’il ne me voie et ne pose des questions.

C’est le problème quand on a une esclave à la maison… Ça n’a pas que des avantages.

Vadim continue à me faire des dessins. J’en avais accroché plusieurs aux murs de la buanderie, mais Sefana les a arrachés avant de les jeter à la poubelle. Alors, maintenant, dès qu’il m’en donne un, je le cache dans mon carton et le soir, je le regarde. Il est doué pour son âge, je trouve. Le dernier qu’il m’a offert, c’était une fille — moi, je suppose — et un petit garçon qui marchaient dans un champ en se tenant la main.

Ça m’a fait pleurer sans que je sache vraiment pourquoi.

Parfois, je lui raconte mon pays. Mon enfance, avec ma mère, puis avec Afaq. À l’époque, j’ignorais que j’étais heureuse. Je trouvais ma tante trop dure avec moi. Mais quand j’y repense, je me dis que c’était une femme juste et honnête. Elle faisait tout pour que j’aille à l’école, pour que j’apprenne des choses et elle ne me punissait que si je l’avais mérité.