Alors, je regrette de ne plus la voir. J’espère qu’elle va bien et qu’elle pense à moi, de temps en temps.
25
Gabriel se gara devant la maison et descendit de la voiture. Il n’allait pas tarder à faire nuit et déjà la lune coiffait les Cévennes de sa douce lumière.
Il commença par nourrir et abreuver ses chevaux puis accorda quelques caresses à Sophocle, toujours heureux de le revoir.
Heureux de le revoir, malgré ce dont son maître était capable.
Ensemble, ils rentrèrent et Gabriel se dirigea directement vers la chambre du fond. Il ouvrit doucement la porte, fendit la pénombre pour rejoindre le lit.
Il alluma la lampe de chevet et constata que son inconnue était toujours en vie. Ç’aurait dû le contrarier, ça lui réchauffa le cœur, lui rappelant qu’il en avait un.
Il s’assit sur le fauteuil et la regarda de longues minutes.
La bouteille d’eau vide était par terre. Elle s’était réveillée. Elle avait trouvé la force d’étancher sa soif…
Elle allait survivre.
Il allait devoir la tuer.
Gabriel s’éveilla en sursaut.
L’espace d’une seconde, il vit Lana sur le lit. L’instant d’après, il se rendit compte que c’était sa chère inconnue qui dormait là. Prisonnière d’un sommeil perturbé. Par la douleur, peut-être. Les mauvais souvenirs, sans doute.
Gabriel aussi, sortait d’un cauchemar. Pour la millième fois, il avait vu Lana, étendue sur une table chromée, recouverte d’un drap blanc.
Pour la millième fois, l’homme en blouse avait soulevé le drap.
Lana. Son visage martyrisé. Son corps profané.
Pour la millième fois, il l’avait abandonnée entre les mains d’un homme qui allait l’ouvrir en deux. La profaner, encore.
Pour la millième fois, Gabriel avait hurlé avant de tomber à genoux. Il avait ressenti ce choc, terrifiant. Cette douleur, atroce. Son crâne, plein d’acide.
Perdre celle qu’il aimait plus que tout. Plus que lui, plus que la vie.
N’avoir pas été là pour la sauver. N’avoir pas su empêcher sa mort. S’être condamné à souffrir pour l’éternité.
Car il en était sûr, il emporterait cette souffrance dans la tombe. Il errerait à jamais dans les ténèbres en appelant son nom.
L’inconnue se mit à gémir et même à pleurer. Gabriel se pencha vers l’avant et prit sa main dans la sienne. Elle retrouva son calme et ils repartirent chacun de leur côté.
Chacun dans leur enfer.
26
— Pourquoi il chante pas ce con d’oiseau ? souffle Sefana.
Elle secoue la cage, Atek s’affole.
— En plus, il perd ses plumes… Tu le nourris bien, au moins ?
— Oui, madame, répond Tama.
— Décidément, j’ai pas de chance ! soupire Sefana. Je vais prendre un café chez la voisine. Tu termines de me nettoyer la cuisine et tu te tiens tranquille, OK ?
— Bien sûr, madame.
Sefana enfile son manteau et quitte la maison, verrouillant la porte derrière elle. Tama s’approche de la cage pour observer Atek. Il ne perd pas ses plumes, non. Depuis la veille, il se les arrache, une par une.
— Arrête, murmure-t-elle. Tu vas attraper froid…
L’oiseau continue à se mutiler avec rage. Tama essaie de le distraire en lui donnant à manger, mais rien n’y fait.
Les moments où elle se retrouve seule sont rares. Alors Tama décide de passer à l’action. Cet oiseau a besoin de voler avant de devenir complètement fou. Elle ouvre la porte de la cage, Atek reste à l’intérieur de sa cellule. Perché sur son morceau de bois, il tourne la tête dans tous les sens.
— Allez viens, l’encourage Tama. Viens, n’aie pas peur. Rappelle-toi qu’avant, tu savais voler…
Elle introduit sa petite main dans la prison dorée pour attraper l’oiseau. Elle lui caresse doucement la tête, tentant de le rassurer. Lorsqu’elle ouvre sa main, Atek s’envole.
— Vas-y, profite ! dit-elle en riant.
Il fait le tour de la cuisine avant de passer dans le salon. Tama le suit, le regardant voler sous le plafond. Soudain, elle réalise qu’elle aura du mal à le récupérer pour le remettre dans sa cage. Après tout, ce n’est pas si grave. Elle dira à Sefana qu’il s’est sauvé alors qu’elle lui donnait à manger et les enfants l’aideront à le capturer. Mais au moins aura-t-il pu déployer ses petites ailes pendant une demi-journée.
Atek traverse le couloir et entre dans la chambre parentale. Tama prend le même chemin et, lorsqu’elle arrive à son tour dans la pièce, elle voit Atek foncer droit sur la baie vitrée. Il s’y fracasse, tête la première, avant de tomber sur le tapis dans un bruit sourd.
— Non !
Tama reste un instant le souffle coupé. Puis elle s’approche d’Atek et le prend dans ses mains avec mille précautions. Peut-être est-il seulement assommé ? Elle aperçoit une minuscule tache de sang sur la vitre qu’elle essuie bien vite du revers de sa manche. Elle revient dans la cuisine, gardant Atek au creux de sa main.
— Allez, respire ! implore-t-elle. Ne meurs pas…
Elle le veille un long moment avant de se rendre à l’évidence.
Atek est mort. Et c’est elle qui l’a tué.
Alors Tama le pose sur la paille et referme la porte de la cage.
Le soir, elle a prétendu que l’oiseau était mort d’un seul coup, qu’il était tombé de son perchoir. Pour la forme, Sefana a considéré que Tama était responsable, d’une manière ou d’une autre. Elle l’a giflée deux fois et l’a privée de nourriture pendant trois jours.
Tama s’est dit qu’elle avait bien mérité cette punition.
Cette nuit-là, elle a pleuré longtemps.
Atek a voulu rejoindre le ciel, son ciel. Il a voulu retrouver sa liberté.
Il en est mort.
Les vacances de Noël sont terminées. J’ai eu la surprise de recevoir des cadeaux, cette année encore. Une tablette de chocolat avec des noisettes, des dattes séchées et une nouvelle blouse. Cette année, elle est vert pâle avec des papillons bleus. Je n’ai besoin de rien d’autre au niveau vêtements puisque Sefana me donne les vieux habits de Fadila ou d’Adina. Des chaussettes trouées que je reprise quand j’ai du temps, des culottes avec un élastique un peu lâche, des tee-shirts qu’elles ne veulent plus mettre. Pour les chaussures, Sefana m’achète des mules en plastique, elle refuse que je porte autre chose.
Fadila, elle, a eu un nouveau téléphone portable, un flacon de parfum et plein de vêtements neufs. Adina, des chaussures et des robes. Vadim a reçu une dizaine de jouets, tout comme Émilien.
Ils étaient apparemment très contents et leur joie était communicative.
Le soir du réveillon, je leur avais préparé un bon repas et j’ai eu droit à une part de dessert. Cette année, la bûche était aux marrons glacés, j’ai moins aimé que l’an dernier. Mais j’ai apprécié qu’ils pensent à moi et l’ai dévorée de bon cœur.
Charandon rentre vers 18 heures, bien plus tôt que d’habitude. Il trouve Émilien et les filles devant la télé. Il embrasse ses enfants puis passe dans la cuisine où Tama prépare le dîner.