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— Où est ma femme ? grogne-t-il.

— Bonsoir, monsieur. Elle a emmené Vadim chez le médecin… Il a une bronchite, je crois. Et puis elle devait faire des courses, aussi.

Il retourne dans le salon, s’effondre dans un fauteuil.

— Tama ! hurle-t-il.

Elle délaisse ses fourneaux et se précipite dans l’autre pièce.

— Oui ?

— File-moi une bière.

Tama ouvre le frigo, prend une canette et l’apporte à Charandon.

— Enlève-moi mes pompes, exige-t-il.

Depuis quelque temps, chaque soir ou presque, il lui inflige cette corvée. Tama s’agenouille sur le tapis et délace les chaussures de Charandon.

— Tu pourrais te débrouiller tout seul ! raille Émilien.

— De quoi je me mêle ? riposte son père. Tu as terminé tes devoirs, au moins ?

Le jeune garçon baisse la tête et, d’un signe de la main, Charandon lui intime l’ordre de rejoindre sa chambre.

— Et vous, les filles ?

— On y va, soupire Adina.

Les deux gamines disparaissent à leur tour, tandis que Tama range les chaussures dans le placard de l’entrée.

— Viens ici, fait Charandon.

Tama se poste face à lui, une boule dans la gorge. Elle s’attend au pire.

— J’ai mal aux pieds.

Elle comprend le message et s’agenouille à nouveau. Longuement, elle lui masse les pieds, tandis qu’il la reluque sans vergogne.

C’est alors que la voiture de Sefana entre dans le garage. Vadim et sa mère pénètrent dans la maison, l’enfant se jette dans les bras de son père.

— Alors, mon petit bonhomme, tu es malade, il paraît ?

— Le docteur a dit que c’était pas grave !

— Tant mieux !

— Qu’est-ce qu’elle fait, Tama ?

— Son travail, mon chéri !

Sefana se campe face à son mari, sourcils froncés, visage courroucé. Puis elle s’adresse à Tama.

— Tu attends quoi pour aller débarrasser le coffre de la bagnole ? crache-t-elle d’un air mauvais.

— Elle le fera après ! rétorque Charandon.

Tama regarde tour à tour le mari et la femme, ne sachant plus à qui elle doit obéir. Sefana la soulève par le bras.

— Les courses, tout de suite.

— Oui, madame.

— T’es vraiment chiante ! peste son mari. Pour une fois qu’elle servait à quelque chose…

Tama descend à toute vitesse jusqu’au garage. Elle fait trois allers-retours, les bras chargés d’énormes sacs, tandis que Sefana s’installe dans le canapé.

— Et n’oublie pas de donner le bain à Vadim ! crie-t-elle.

— Dans un instant, madame.

Entre le rangement des courses, le repas dont il faut surveiller la cuisson et Vadim qui attend son bain, elle ne sait plus où donner de la tête.

Pourtant, pour Tama, c’est une soirée comme les autres.

27

Ce soir, tandis qu’ils dorment tous, j’écris une lettre. Une lettre pour ma tante Afaq. Elle ne sait pas lire le français mais l’un de ses fils lui traduira mes mots, j’en suis certaine. Je lui dis que si elle peut, il faudrait qu’elle vienne me chercher. Je lui explique que Mejda et Sefana ont menti à mon père, que les Charandon ne s’occupent pas bien de moi et de mon éducation. Je ne lui révèle pas qu’ils me frappent à coups de ceinture, car je crois que ça pourrait lui faire de la peine. Mais je lui précise quand même que je me suis bien comportée et que je n’ai pas été renvoyée de l’école puisque je n’y suis jamais allée.

Une fois ma lettre terminée, je la mets dans une enveloppe et colle un timbre spécial pour le Maroc, déniché dans un tiroir. Sefana écrit parfois à ses parents, là-bas. Une chance ! Je me souviens très bien de l’adresse de ma tante, mais le plus dur reste à faire : comment lui envoyer cette missive ?

J’ai une idée, mais j’ignore si ça va marcher ; je vais confier la lettre à Vadim en lui disant que c’est un secret entre nous, qu’il ne doit pas en parler à sa mère. Puis je vais lui demander de la remettre à sa maîtresse, pour qu’elle la dépose à la poste.

Oui, c’est ce que je vais faire dès demain.

Ensuite, j’attendrai.

Chaque jour, j’attendrai.

Enfin, j’attendrai quelque chose.

* * *

La maîtresse de Vadim a pris la lettre. Mais au lieu de la poster, cette abrutie l’a donnée à Sefana après les cours, sans même prendre la peine de la lire.

Par contre, Sefana l’a lue.

Quand elle est rentrée à la maison, elle me l’a jetée en pleine figure avant de la remettre dans la poche de son pantalon. Elle m’a annoncé que lorsque son mari allait revenir, j’allais comprendre ma douleur.

Comprendre ma douleur… Je ne vois pas très bien comment je pourrais comprendre une douleur.

Vadim s’est mis à pleurer, je lui ai donné son goûter et lui ai dit de ne pas s’inquiéter. Que ce n’était pas grave. Je lui ai souri alors que moi aussi, j’avais envie de pleurer. J’ai mis une nuit à écrire cette lettre. Et depuis ce matin, j’avais un espoir nouveau dans le cœur.

Un espoir, enfin.

Qui n’aura duré qu’une journée.

Après le goûter, j’aide Vadim à se laver et ensuite, je vais dans la cuisine pour finir la préparation du dîner.

Il est bientôt 20 heures lorsque Charandon arrive. Aussitôt, Sefana lui montre la lettre en lui expliquant que je me suis servie de leur fils chéri pour essayer de la faire parvenir à ma tante. Elle lui dit qu’heureusement, la maîtresse ne l’a pas ouverte. Et moi qui croyais que les professeurs étaient intelligents…

Je suis dans la cuisine, attendant le moment où Charandon va me faire comprendre ma douleur. Je ne sais pas ce qu’il me réserve. La ceinture ou ses poings. Peut-être pire. Mais après tout, je n’ai écrit que la vérité, dans cette lettre.

Charandon m’appelle, depuis le salon. J’abandonne mes casseroles et obéis. De toute façon, si je n’y vais pas, il viendra me chercher. Les enfants sont dans leurs chambres, il peut laisser libre cours à sa colère.

— C’est quoi ça ? demande-t-il en brandissant la feuille de papier.

— Une lettre, réponds-je. Pour ma tante.

— Depuis quand tu sais écrire ?

Sefana fronce les sourcils.

— C’est vrai, ça ! lance-t-elle. Comment tu as appris à écrire, toi ?

J’ose un sourire qui n’est pas à leur goût. Cette demeurée ne s’était même pas posé la question !

— Pas à l’école, ça c’est sûr, dis-je.

Une première gifle me coupe la parole un instant.

— J’ai appris seule, les défié-je.

Je vois les mâchoires de Charandon se contracter.

— C’est comme ça que tu nous remercies ? me reproche Sefana. On te sort de ta misère, on s’occupe de toi et tu écris des horreurs sur nous à ta famille ?

Je sais qu’en répondant, je vais attiser leur colère. Mais l’envie est irrépressible, plus forte que la peur. Pour le moment, en tout cas.

— Je n’ai pas à vous remercier. Et je vous rappelle que l’esclavage a été aboli en 1848. C’est-à-dire il y a longtemps.

Là, je viens de leur clouer le bec. Ils se regardent, puis me regardent.

— Petite salope, murmure Charandon. Je vois que tu n’as toujours pas compris, hein ?

— Compris quoi, monsieur ?

— Qui commande ici…

Il m’empoigne par le bras et m’entraîne dans son sillage. Il ouvre la porte menant au garage et nous descendons les quelques marches. L’odeur d’essence me soulève le cœur. Sefana ferme la porte derrière nous. Charandon pose ma main droite bien à plat sur son établi et demande à sa femme de me tenir.